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Pardon de vous tant parler d’une chose si simple et si aisée ; mais j’aime à vous prier, à vous parler, à vous dire combien je vous aime, à quel point vous serez toujours mon héros, et avec quelle tendresse respectueuse je serai toujours à vos ordres.


2901. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, près de Genève, 2 avril.

Lekain est parti, mon cher ange, avec un petit paquet pour vous. Ce paquet contient les quatre derniers magots : il vous sera aisé de juger du premier par les quatre ; je vous l’enverrai incessamment ; il y a encore quelques ongles à terminer. Vous y trouverez encore quatre[1] autres figures qui appartiennent à la chapelle de Jeanne, et je vous promets de temps en temps quelque petite cargaison dans ce goût, si Dieu me permet de travailler de mon métier.

Lekain a été, je crois, bien étonné : il a cru retrouver en moi le père d’Orosmane et de Zamore, et il n’a trouvé qu’un maçon, un charpentier, et un jardinier. Cela n’a pas empêché pourtant que nous n’ayons fait pleurer presque tout le conseil de Genève. La plupart de ces messieurs étaient venus à mes Délices ; nous nous mîmes à jouer Zaïre pour interrompre le cercle. Je n’ai jamais vu verser plus de larmes ; jamais les calvinistes n’ont été si tendres. Nos Chinois ne sont malheureusement pas dans ce goût ; on n’y pleurera guère, mais nous espérons que la pièce attachera beaucoup. Nous l’avons jouée, Lekain et moi ; elle nous faisait un grand effet. Lekain réussira beaucoup dans le rôle de Gengis, aux derniers actes, mais je doute que les premiers lui fassent honneur. Ce qui n’est que noble et fier, ce qui ne demande qu’une voix sonore et assurée, périt absolument dans sa bouche. Ses organes ne se déploient que dans la passion. Il doit avoir joué fort mal Catilina. Quand il s’agira de Gengis, je me flatte que vous voudrez bien le faire souvenir que le premier mérite d’un acteur est de se faire entendre.

Vous voyez, mon cher et respectable ami, que, malgré l’absence, vous me soutenez toujours dans mes goûts. Ma première passion sera toujours l’envie de vous plaire. Je ne vous écris point de ma main ; je suis un peu malade aujourd’hui, mais mon cœur vous écrit toujours. Je suis à vous pour jamais ; Mme  Denis

  1. Les chants VIII, IX, XVI et XVII de la Pucelle.