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nom. Nous sommes du moins au midi, et nous voyons le beau lac de Genève. Mme  Denis n’a pas heureusement de prébende qui la rappelle. Nous oublions, dans notre ermitage, les rois, les cours, les sottises des hommes ; nous ne songeons qu’à nos jardins et à nos amis.

Je finis enfin par mener une vie patriarcale : c’est un don de Dieu qu’il ne nous fait que quand on a barbe grise ; c’est le hochet de la vieillesse. Si j’avais autant de santé que je me suis procuré de bonheur, je vous dirais plus souvent, madame, que je vous aimerai de tout mon cœur jusqu’au dernier moment de mon existence. Mme  Denis et moi sommes à vous pour jamais ; ne nous oubliez pas près de la branche qui préside[1] a Colmar.


2896. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[2].
Aux Délices, près de Genève, 25 mars.

Madame, je ne suis donc destiné qu’à être de loin le malade de Votre Altesse sérénissime ! La grande maîtresse des cœurs a l’avantage de souffrir auprès de vous, et il est sûr qu’elle en souffre infiniment moins. C’est du moins une consolation pour moi d’être dans un lit que monseigneur le prince, votre fils, a mieux occupé que moi ; je crois qu’il y dormait mieux. J’ai acheté toute meublée la maison où il a passé un été ; mais j’ai fait abattre un trône qu’on lui avait fait pour avoir la vue de Genève et de son lac. Votre Altesse sérénissime me dira que depuis quelque temps je n’aime pas les trônes : je les aimerais si Votre Altesse sérénissime avait un royaume. Mais si je détruis les trônes de sapin peints en vert, j’abats toutes les murailles qui cachent la vue, et monseigneur le prince ne reconnaîtrait plus sa maison. Est-il possible, madame, que votre malade plante et bâtisse, et que ce ne soit pas à Gotha ? J’ai appelé ce petit ermitage les Délices ; il portait le nom de Saint-Jean. Celui que je lui donne est plus gai. Il n’y a pas d’apparence que je quitte une maison charmante et des jardins délicieux où je suis le maître, et un pays où je suis libre, pour aller chez un roi, fût-ce le roi de Cocagne. Je ne quitterai mes Délices que pour des délices plus grandes, pour faire encore ma cour à Votre Altesse sérénissime. Je n’irai point à Berlin essuyer des caprices cruels, ni à

  1. M. de Klinglin.
  2. Éditeurs, Bavoux et François.