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point en cour, mais bien dans le pays de la tranquillité et de la liberté. Si je suis à Prangins, vous serez dans un grand château ; si je suis chez moi, vous ne serez que dans une maison jolie, mais dont les jardins sont dignes des plus beaux environs de Paris. Le lac de Genève, le Rhône, qui en sort, et qui baigne ma terrasse, n’y font pas un mauvais effet. On dit que la Touraine ne produit pas de meilleurs fruits que les miens, et j’aime à le croire. Le grand malheur de cette maison, c’est qu’elle a été bâtie apparemment par un homme[1] qui ne songeait qu’à lui, et qui a oublié tout net de petits appartements commodes pour les amis.

Je vais remédier sur-le-champ à ce défaut abominable. Si vous n’êtes pas content de cette maison, je vous mènerai à une autre que j’ai auprès de Lausanne ; bien entendu qu’elle est aussi sur les bords du grand lac. J’ai acquis cette autre bouge par un esprit d’équité. Quelques amis que j’ai à Lausanne m’avaient engagé les premiers à venir rétablir ma santé dans ce bon petit pays romance ; ils se sont plaints avec raison de la préférence donnée à Genève ; et, pour les accorder, j’ai pris encore une maison à leur porte. Rien n’est plus sain que de voyager un peu, et d’arriver toujours chez soi. Vous trouverez plus de bouillon que n’en avait le président de Montesquieu[2]. Le hasard, qui m’a bien servi depuis quelque temps, m’a donné un bon cuisinier ; mais malheureusement je ne l’aurai plus aux Délices ; il reste à Prangins, où il est établi. Je ne m’en soucie guère ; mais Mme  Denis, qui est très-gourmande, en fait son affaire capitale. Je n’aurai ni Castel, ni Neuville, ni Routh, pour m’entendre en confession ; mais je me confesserai à vous, et vous me donnerez mon billet.

Mme  la duchesse d’Aiguillon[3], la sœur du pot des philosophes, ne me fournira ni bonnet de nuit ni seringue ; je suis très-bien en seringues et en bonnets. Elle aurait bien dû fournir à l’auteur de l’Esprit de lois de la méthode et des citations justes. Ce livre n’a jamais été attaqué que par les côtés qui font sa force ; il prêche contre le despotisme, la superstition, et les traitants. Il faut être bien malavisé pour lui faire son procès sur ces trois articles. Ce livre m’a toujours paru un cabinet mal rangé, avec de beaux lustres de cristal de roche. Je suis un peu partisan de la méthode, et je tiens que sans elle aucun grand ouvrage ne passe à la postérité.

  1. Le prince de Saxe-Gotha ; voyez la lettre 2864.
  2. L’auteur de l’Esprit des lois venait de mourir (10 février).
  3. Voyez tome XXXIII, page 406.