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2877. — DE COLINI À M. DUPONT[1].
À Prangins, 12 lévrier 1755.

J’ai défait mon porte manteau ; le marché est signé, nous sommes Genevois. Une Irès-jolie maison ded campagne au bord de notre lac, des jardins délicieux, des boscqets, des jets d’eau vont servir de tombeau à Henri IV, à Zaïre, à Charles XII, à Newton, à Mahomet, à César, à Louis XIV, à Samson, à Nanine, à Jeanne d’Arc. Genève en est glorieuse. Oui, orateur adorable, la sottise est faite, si c’en est une ; mais je pense que non, car, au bout du compte, un peu de protection de Calvin ne peut que faire du bien lorsqu’on veut faire imprimer des histoires universelles.

Mais vous qui êtes avocat, et qui connaissez les lois de l’univers, bonnes ou mauvaises, comment, me direz-vous, un étranger catholique-apostolique-romain a-t-il pu acheter une maison dans le territoire de Genève, chose que les lois de ce pays défendent avec tant de rigueur ? Le voici en peu de mots. On a prété à un naturel du pays de l’argent pour acquérir dans les formes ; cet acquéreur ensuite, au lieu de payer les intérêts, a cédé par contrat la jouissance de la maison et du domaine acquis, et on a stipulé la somme que cet acquéreur ou ses héritiers seront obligés de rendre au héritiers du prêteur à la mort de celui-ci.

Cette maison s’appelle Saint-Jean[2] et est à un quart de lieue de Genève. Nous irons nous y établir le plus tôt qu’on pourra. La campagne et la solitude deviennent, dit-on, bien agréables quand on se borne à la société de deux ou trois philosophes aimables. Vous êtes fort aimable, mon cher orateur, vous êtes philosophe, et vous devez sentir qu’on voudrait pouvoir jouir de vous deux ou trois semaines à cette campagne, pendant vos vacances d’automne. On a parlé de la manière de vous y avoir : on croit que vous êtes homme à faire ce voyage ; on se réjouit d’avance de vous posséder ; on vous en fera, à ce que je crois, des propositions ; et si cela peut avoir lieu, si vous êtes d’humeur à quitter votre famille pour venir passer quelques jours en terre héréticale, ce sera pour moi le plus beau temps de ma vie et le plus désiré.

Mais que diriez-vous, si je vous apprenais qu’outre Saint-Jean, qu’on a déjà, on est actuellement en marché pour une autre maison aux environs de Lausanne[3] ? Vous en serez sans doute bien surpris ; mais cela ne m’étonne point. Y a-t-il rien de plus commun que d’avoir une maison ? Pour être singulier, il faut en avoir quatre ou cinq, quoiqu’on en ait de reste d’une seule. Je ne désespère point de vous mander dans huit jours qu’on en a une troisième, ou bien qu’on n’en a point du tout.

Barth, après de mûres réflexions, a sans doute fait le sacrifice d’accepter

  1. Lettres inédites de Voltaire, etc., 1821.
  2. Cette maison s’appelle les Délices, et Saint-Jean est le nom du canton et de la bourgade près de laquelle elle est située.
  3. Monrion.