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2865. — DE COLINI À M. DUPONT[1].
À Prangins, 31 janvier 1755.

Je ne m’attendais pas, mon cher Démosthène, à recevoir une de vos lettres : elle m’a fait un plaisir extrême ; elle m’assure de votre bienveillance et de la continuation de vos bontés. Que dois-je faire pour vous en remercier ? Je n’ai à vous offrir qu’un attachement véritable et des sentiments de reconnaissance.

Vous daignez me prier de vous écrire. Ne sentez-vous pas le danger de cette prière ? Je n’ai garde d’abuser de cette permission : je respecte assez vos occupations pour vous ménager l’ennui et les importunités que vous causeraient mes lettres, et je ne vous écrirai que pour renouveler de temps en temps l’hommage que vous doit mon cœur.

Ce lac Léman est terrible ; les vents y règnent et battent le château de Prangins de façon que le philosophe qui y est enfermé et calfeutré en est tout ébahi. La dame parisienne, peu accoutumée au lac et aux vents, meurt continuellement de peur au bruit des aquilons, et moi, je n’ai à craindre que le bruit et la fureur d’Apollon. Tout cela m’amuse un peu. J’entends crier, d’un côté : « Faites bon feu » de l’autre : « Fermez bien toutes mes fenêtres. » L’un demande son manteau fourré, l’autre s’affuble la tête de cinq ou six bonnets ; et moi, je viens, je vas, j’écris, je me meurs de froid et de rage. Mais je vais vous apprendre une nouvelle. Nous allons quitter ce château. Nonobstant la rigueur de la saison, notre philosophe a fait un voyage à Genève ; on lui a fait voir une très-jolie maison de campagne aux environs de cette ville : il l’a trouvée de son goût, il l’a marchandée, et on la lui a laissée ; on en signera le contrat au premier jour. Nous voilà donc Genevois : j’en suis fâché ; ce n’est pas là le Paris qu’on m’avait promis, et dont je m’étais toujours flatté. Les Genevois n’ont pas le don de me plaire ; ils ne parlent que de leurs lois et de leurs états : on les prendrait pour des anciens Romains. Mais je me souviens à ce sujet de ce maître d’hôtel du prince de Monaco, qui disait : Toutes les puissances se font la guerre, excepté le roi de France et mon maître.

Je vous donne cette nouvelle, qui n’est pas encore publique, comme à un homme prudent qui ne veut point me compromettre.

On travaille à force à l’Histoire universelle, et on fait rouler les presses de MM. Cramer. Mais c’est encore un secret, et je pense que vous, qui vous occupez quelquefois à examiner les pièces des jolies femmes, vous saurez être discret. Voilà toutes les nouvelles de Prangins. Nous attendons Mandrin, qui est vis-à-vis de nous, à l’autre bord du lac, avec deux cents hommes de sa troupe. Il n’est donc pas sur les frontières de votre province, comme on l’avait mandé, et vous en serez quitte pour la peur. Songez quelquefois à moi. Le pays de Calvin ne me séduit point, et je serais au désespoir de finir

  1. Lettres inédites de Voltaire, etc. 1821.