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d’hui de ma main. Mme Denis a fait une action bien héroïque de vous quitter pour venir garder un malade. Il est assez étrange que deux personnes qui voulaient passer leur vie avec vous soient à Colmar. Si la friponnerie, l’ignorance, et l’imposture, n’avaient pas abusé de mon nom pour donner deux impertinents volumes d’une prétendue Histoire universelle, votre Zulime s’en trouverait mieux ; mais l’injustice odieuse[1] que j’ai essuyée m’impose au moins le devoir de la confondre, en mettant en ordre mon véritable ouvrage. Votre Zulime ne peut venir qu’après les quatre parties du monde[2], qui m’occupent à présent. Ce serait pour moi une grande consolation, dans mes travaux et dans mes souffrances, de voir l’ouvrage[3] dont vous me parlez. Je vous en dirais mon avis avant les représentations ; c’est le seul temps où l’amitié puisse employer la critique ; elle n’a plus qu’à applaudir ou à se taire quand l’ouvrage a été livré au parterre.

On avait fait courir un plaisant bruit : on disait que j’avais fait aussi le Triumvirat[4]. Je vous assure que je suis très-loin d’exciter une pareille guerre civile au théâtre. La bagatelle[5] dont vous a parlé M. d’Argental n’était d’abord qu’un ouvrage de fantaisie, dont j’avais voulu l’amuser aux eaux de Plombières. C’est lui qui m’a engagé à y travailler sérieusement ; j’en ai fait, je crois, une pièce très-singulière. Mlle Clairon y aura un beau rôle ; mais il est impossible d’en faire cinq actes. Il vaut bien mieux en donner trois bons que cinq languissants. J’allais presque vous dire que nous en parlerons un jour ; mais je sens bien que je me réduirai à vous en écrire. L’absence ne diminuera jamais dans mon cœur les sentiments que je vous ai voués pour toute ma vie.


Le malade V,

P.S. DE MADAME DENIS.

Puisque l’oncle ne peut vous écrire de sa main, la nièce y suppléera tant bien que mal. Convenez que mon oncle a raison de ne vous point envoyer Zulime, puisqu’elle n’est pas encore à sa fantaisie, et qu’il n’a pas

  1. Louis XV, conseillé et excité par les prêtres, avait fait défendre à Voltaire de rentrer à Paris. (Cl.)
  2. La suite de l’Histoire universelle.
  3. Sans doute sa tragédie de Namir (voyez la note, tome XXXVII, page 148), qui toutefois ne fut jouée qu’en 1759.
  4. Crébillon était mort depuis un an quand Voltaire commença à composer sa tragédie du Triumvirat, jouée le 5 juillet 1754.
  5. L’Orphelin de la Chine, que Voltaire finit par donner en cinq actes.