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des viie et viiie siècles, moins je suis fait pour le nôtre, et surtout pour vous.

M. d’Alembert m’a demandé un article sur l’esprit[1] : c’est comme s’il l’avait demandé au père Mabillon ou au père Moutfaucon. Il se repentira d’avoir demandé des gavottes à un homme qui a cassé son violon.

Et vous aussi, madame, vous vous repentirez d’avoir voulu que je vous écrive. Je ne suis plus de ce monde, et je me trouve assez bien de n’en plus être. Je ne m’intéresserai pas moins tendrement à vous ; mais, dans l’état où nous sommes tous deux, que pouvons-nous faire l’un sans l’autre ? Nous nous avouerons que tout ce que nous avons vu et tout ce que nous avons fait a passé comme un songe ; que les plaisirs se sont enfuis de nous ; qu’il ne faut pas trop compter sur les hommes.

Nous nous consolerons aussi en nous disant combien peu ce monde est consolant. On ne peut y vivre qu’avec des illusions ; et, dès qu’on a un peu vécu, toutes les illusions s’envolent. J’ai conçu qu’il n’y avait de bon, pour la vieillesse, qu’une occupation dont on fût toujours sur, et qui nous menât jusqu’au bout en nous empêchant de nous ronger nous-mêmes.

J’ai passé un mois avec un bénédictin de quatre-vingt-quatre ans, qui travaille encore à l’histoire. On peut s’y amuser quand l’imagination baisse. Il ne faut point d’esprit pour s’occuper des vieux événements ; c’est le parti que j’ai pris. J’ai attendu que j’eusse un peu repris de santé pour m’aller guérir à Plombières. Je prendrai les eaux en n’y croyant pas, comme j’ai lu les Pères.

J’exécuterai vos ordres auprès de M. d’Alembert. Je vois les fortes raisons du prétendu éloignement dont vous parlez ; mais vous en avez oublié une, c’est que vous êtes éloignée de son quartier[2]. Voilà donc le grand motif sur lequel court le commerce de la vie ! Savez-vous bien, vous autres, ce qu’il y a de plus difficile à Paris ? C’est d’attraper le bout de la journée.

Puissent vos journées, madame, être tolérables ! C’est encore un beau lot : car, de journées toujours agréables, il n’y en a que dans les Mille et une Nuits et dans la Jérusalem céleste.

Résignons-nous à la destinée, qui se moque de nous, et qui nous emporte. Vivons tant que nous pourrons, et comme nous pourrons. Nous ne serons jamais aussi heureux que les sots ;

  1. Voyez cet article, tome XIX, page 3.
  2. D’Alembert demeurait rue Michel-le-Comte, et Mme  du Deffant, rue Saint-Dominique, dans la communauté de Saint-Joseph.