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le faire souvenir de moi ; et, s’il est parti, je vous prie de ne me point oublier en lui écrivant. Je vais aux eaux de Plombières, non que j’espère y trouver la santé, à laquelle je renonce, mais parce que mes amis y vont. J’ai resté six mois entiers à Colmar, sans sortir de ma chambre, et je crois que j’en ferai autant à Paris, si vous n’y êtes pas.

Je me suis aperçu, à la longue, que tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait ne vaut pas la peine de sortir de chez soi. La maladie ne laisse pas d’avoir de grands avantages : elle délivre de la société. Pour vous, madame, ce n’est pas de même : la société vous est nécessaire comme un violon à Guignon[1] parce qu’il est le roi du violon.

M. d’Alembert est bien digne de vous, bien au-dessus de son siècle. Il m’a fait cent fois trop d’honneur[2], et il peut compter que, si je le regarde comme le premier de nos philosophes gens d’esprit, ce n’est point du tout par reconnaissance.

Je vous écris rarement, madame, quoique, après le plaisir de lire vos lettres, celui d’y répondre soit le plus grand pour moi ; mais je suis enfoncé dans des travaux pénibles qui partagent mon temps avec la colique. Je n’ai point de temps à moi, car je souffre et je travaille sans cesse. Cela fait une vie pleine, pas tout à fait heureuse ; mais où est le bonheur ? Je n’en sais rien, madame ; c’est un beau problème à résoudre.


2743. — À M. DE BRENLES.
Colmar, le 21 mai.

Je me crois déjà votre ami, monsieur, et je supprime les cérémonies et les monsieur en sentinelle au haut d’une page. Je m’intéresse à votre bonheur comme si j’étais votre compatriote ; le bonheur est bien imparfait quand on vit seul. Messer Ludovico Ariosto dit que : Senza moglie a lato, i’uom non puote esser di bontade perffeto[3].

  1. Il y avait depuis très-longtemps à la cour un roi des violons, en titre d’office. J.-P. Guignon né à Turin en 1702, mort à Versailles le 30 janvier 1774), qui était alors pourvu de cette charge, s’en démit volontairement en 1773 ; et elle fut peu après supprimée par un édit du mois de mars de la même année (voyez Dictionnaire des musiciens et Biographie universelle).
  2. D’Alembert avait demandé à Voltaire l’article Esprit, pour l’Encyclopédie.
  3. On lit dans l’Arioste, satire v, Ad Annibale Malaguzzi :

    Ma fin di parer sempre, e cosi detto
    L’ho più volto, che senza moglie a lato
    Non puote uomo in bontade esser perfetto.