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rattrapera plus. C’est être trop ennemi de soi-même que de se consumer à ramasser des antiquités barbares. La duchesse de Gotha, qui est très-aimable, m’a transformé en pédant en us, comme Circé changea les compagnons d’Ulysse en bêtes. Il faut que je revoie M. et Mme  d’Argental, pour reprendre ma première forme.

Bonsoir ; mille respects à Mme  d’Argental. Amenez-la pour sa santé et pour mon bonheur.


2742. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Colmar, le 19 mai.

Savez-vous le latin, madame ? Non ; voilà pourquoi vous me demandez si j’aime mieux Pope que Virgile. Ah ! madame, toutes nos langues modernes sont sèches, pauvres, et sans harmonie, en comparaison de celles qu’ont parlées nos premiers maîtres, les Grecs et les Romains. Nous ne sommes que des violons de village. Comment voulez-vous d’ailleurs que je compare des épîtres à un poëme épique, aux amours de Didon, à l’embrasement de Troie, à la descente d’Énée aux enfers ?

Je crois l’Essai sur l’Homme, de Pope, le premier des poëmes didactiques, des poëmes philosophiques ; mais ne mettons rien à côté de Virgile. Vous le connaissez par les traductions ; mais les poëtes ne se traduisent point. Peut-on traduire de la musique ? Je vous plains, madame, avec le goût et la sensibilité éclairée que vous avez, de ne pouvoir lire Virgile. Je vous plaindrais bien davantage si vous lisiez des Annales, quelpue courtes qu’elles soient. L’Allemagne en miniature n’est pas faite pour plaire à une imagination française telle que la vôtre.

J’aimerais bien mieux vous apporter la Pucelle[1] puisque vous aimez les poëmes épiques. Celui-là est un peu plus long que la Henriade, et le sujet en est un peu plus gai. L’imagination y trouve mieux son compte ; elle est trop rétrécie chez nous dans la sévérité des ouvrages sérieux. La vérité historique et l’austérité de la religion m’avaient rogné les ailes dans la Henriade ; elles me sont revenues avec la Pucelle. Ces Annales sont plus agréables que celles de l’empire.

Si vous avez encore M. de Formont, je vous prie, madame, de

  1. Voltaire en avait commencé le XVe chant à Berlin, au mois de février 1753. Colini raconte, dans ses Mémoires, comment lui-même cacha ce poëme en son haut-de-chausses, à Francfort, pour soustraire ce précieux dépôt aux perrquisitions de Freytag. (Cl.)