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Que je suis mécontent des Mémoires secrets de milord Bolinghroke ! Je voudrais qu’ils fussent si secrets que personne ne les eût jamais vus. Je ne trouve qu’obscurités dans son style comme dans sa conduite. On a rendu un mauvais service à sa mémoire d’imprimer cette rapsodie ; du moins c’est mon avis, et je le hasarde avec vous, parce que, si je m’abuse, vous me détromperez. Voilà donc M. de Céreste[1] qui devient une nouvelle preuve combien les Anglais ont raison, et combien les Français ont tort. Ô tardi studiorum[2] ! Nous sommes venus les derniers presque en tout genre. Nous ne songeons pas même à la vie.

Mon cher ami, je songe à la mort ; je ne me suis jamais si mal porté ; mais j’aurai un beau moment quand j’aurai l’occasion de vous embrasser.


2735. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[3].
À Colmar, le 3 mai 1754.

Il vient de tomber de l’encre sur ma lettre : je demande pardon des pâtés.

Madame, les lettres charmantes dont Votre Altesse sérénissime continue à m’honorer font du désir de vous faire ma cour une passion violente. J’ai consulté, sur mon voyage de Gotha, la Nature et la Fortune, qui gouvernent despotiquement le monde ; la Nature me répond : « C’est bien à toi, vieux, malade, triste et ennuyeux, d’aller porter les restes de ton imagination languissante chez la descendante d’Hercule et la mère des Grâces ! Va prendre les eaux de Plombières, misérable ; il te faut la boutique d’un apothicaire, et non le temple de Dorothée. Tu n’es qu’une ombre ; murmure avec les ombres. Tu n’es pas fait pour le concert des déesses. Quand je t’aurai bien lavé et bien baigné, je verrai si je te donnerai la permission d’aller balbutier tes vieilles rêveries auprès de ce que j’ai fait de plus aimable. »

La Fortune, que j’ai consultée ensuite, m’a dit : « Je gouverne tout à ma fantaisie, et je me moque de celle des hommes. Ils croient faire ce qu’ils veulent, et ils ne font que ce que je veux. Tu as une passion violente pour la forêt de Thuringe ; je pourrais bien t’envoyer à Naples, ou te clouer à Colmar, ou te placer

  1. Bufile-Hyacinthe de Brancas, comte de Céreste, mort de la petite vérole le 25 avril 1754, à cinquante-sept ans.
  2. Il y a dans Horace, livre Ier satire x, vers 21 : Ô seri studiorum !
  3. Éditeurs, Bavoux et François.