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contribuer à la douceur de votre vie. Restez-vous à Paris ? passez-vous l’été à la campagne ? les lieux et les hommes vous sont-ils indifférents ? Votre sort ne me le sera jamais.


2709. — M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 3 mars.

Mon cher et respectable ami, j’applique à mes blessures cruelles la goutte de baume qui me reste : c’est la consolation de m’entretenir avec vous. Je ne pouvais pas deviner, quand je pris, en 1752, la résolution de revenir vivre avec vous et avec Mme Denis ; quand, pour cet effet, je faisais repasser une partie de mon bien en France avec autant de difficultés que de précautions, que le roi de Prusse, qui ouvrait toutes les lettres de Mme Denis, et qui en a un recueil, deviendrait mon plus cruel persécuteur. Je ne pouvais deviner qu’en revenant en France, sur la parole de Mme de Pompadour, sur celle de M. d’Argenson, j’y serais exilé ; je ne pouvais assurément prévoir la barbarie iroquoise de Francfort. Vous m’avouerez encore que je ne devais pas m’attendre que Jean Néaulme dût prendre ce temps pour imprimer ce malheureux Abrègé d’une prétendue Histoire universelle, et que ce coquin de libraire dût, sans m’en avertir, se servir de mon nom pour gagner quelques florins, et pour achever de me perdre ; ni qu’il eût la friponnerie d’oser écrire à M. de Malesherbes, et de lui faire accroire que je n’étais pas fâché du tour qu’il me jouait. Il me semble encore que, quand je me retirai à Colmar pour y avoir les secours de deux avocats qui entendent le droit public d’Allemagne, et pour y achever les Annales de l’Empire, je ne pouvais savoir que j’allais dans une ville de Hottentots gouvernés par des jésuites allemands[1]. Ce n’est que depuis peu que j’ai su que ces ours à soutane noire avaient fait brûler Bayle dans la place publique, il y a cinq ans ; et que l’avocat général de ce parlement[2] apporta humblement son Bayle, et le brûla de ses mains. Je ne pouvais encore prévoir que ces jésuites exciteraient contre moi un évêque de Porentru, qu’ils voudraient faire agir le procureur général.

Vous sentez mon état, mon cher ange ; vous devez d’ailleurs ne vous pas dissimuler que ma douloureuse situation ne peut

  1. Merat, Kroust, etc., qui correspondaient avec le confesseur du roi Stanislas et avec celui de la dauphine.
  2. Voyez la lettre 2696.