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savez ; vous n’y avez que trop contribué. Vous souvenez-vous de cette salle des Électeurs, de ces bontés, de ces attentions continuelles qui me font encore rougir ? N’ai-je pas encore avec moi des médailles si bien gravées, et qui le sont dans mon cœur encore mieux ? Faites comme vous l’entendrez. Fâchez Son Altesse sérénissime ; mais déclarez-lui qu’après le séjour que j’ai fait à Gotha, je ne veux absolument rien accepter. Vous savez, grande maîtresse, si on ne prend pas la liberté d’aimer votre souveraine pour elle-même.

Voilà, madame, ce que je dis à Mme de Buchwald. J’espère qu’elle prêtera à mes sentiments une éloquence qui vous désarmera. Pour moi, madame, je n’ai point de termes pour exprimer à Votre Altesse sérénissime combien je suis attaché à votre personne. Pourquoi ai-je quitté votre cour’? pourquoi n’y ai-je pas achevé ce qu’elle m’avait commandé ? Ma destinée est bien bizarre et bien malheureuse. Le jour que vous m’ordonnâtes, madame, de venir dans votre palais, je devais loger chez Friesleben. J’y serais encore ; j’y aurais travaillé à vous plaire. L’abominable scène de Francfort, à jamais honteuse pour le roi de Pusse, ne se serait point passée. Mais je fus si honteux d’être dans cette chambre des Électeurs, d’être servi par vos officiers, de n’aller que dans vos équipages, d’éprouver vos bontés renaissantes à chaque moment, que je n’osai pas en abuser davantage.

Je parle très-sérieusement, madame : c’est cela seul qui m’a perdu. Mais aussi ce sont les mêmes bontés qui font le charme et la consolation de ma vie. Conservez-les-moi ; regardez-moi comme le plus zélé, le plus reconnaissant de tous vos serviteurs. Approcher de votre personne est ma gloire, ma récompense, mon bonheur ; ne me donnez rien. Mais Votre Altesse sérénissime va être bien étonnée. Je prends la liberté de vous faire un emprunt; voici ce que c’est : un coquin de libraire de la Haye et de Berlin, nommé Jean Néaulme, a défiguré, comme le sait Votre Altesse sérénissime, une partie de certaine Histoire universelle. Je suis dans la nécessité de retravailler cet ouvrage si indignement mutilé. Je n’en ai point de copie. Il faut que toutes mes consolations me viennent de Gotha. Si Votre Altesse sérénissime daigne me prêter son exemplaire pour quelques mois, je le rendrai bien fidèlement. Je travaillerai à cet ouvrage, le reste de l’hiver, en Alsace, où je me suis retiré pour achever à mon aise les Annales de l’Empire. Ainsi, madame, tous mes travaux auront Votre Altesse sérénissime pour objet. Je la supplie donc très-humblement de ne me rien envoyer par les banquiers de Francfort,