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la mienne pour la personne respectable dont vous parlez. L’intérêt que vous voulez bien prendre à ma situation me fait un devoir de vous ouvrir mon cœur ; il est sensiblement pénétré, et il doit l’être. Ma seule consolation est que le souverain qui remplit la fin de ma vie d’amertume ne peut pas oublier entièrement des bontés si anciennes et si constantes. Il est impossible que son humanité et sa philosophie ne parlent tôt ou tard à son cœur, quand il se représentera qu’il m’a daigné appeler son ami pendant seize années, et qu’il m’avait enfin fait tout quitter pour venir auprès de lui. Il ne peut ignorer avec quels charmes je cultivais les belles-lettres auprès d’un grand homme qui me les rendait plus chères. C’est une chose si unique dans le monde de voir un prince né à trois cents lieues de Paris écrire en français mieux que nos académiciens ; c’était une chose si flatteuse pour moi d’en être le témoin assidu, qu’assurément je n’ai pu chercher à m’en priver. Il sait bien que je n’ai d’autre ambition que de vivre auprès de sa personne. Je suis très-riche ; j’ai la même dignité dans la maison du roi de France que j’avais dans la sienne, et je ne regrettais pas la place d’historiographe de France, que j’avais sacrifiée.

Quand il daignera se représenter tout ce que je vous dis là, monsieur, il verra sans doute que mon cœur seul me conduisait, et le sien sera peut-être touché. C’est tout ce que je peux espérer, et tout ce que je peux vous dire, monsieur, surtout dans l’état où m’a jeté la goutte, qui s’est jointe à tous mes maux. Ils n’ôtent rien à la sensibilité que votre bienveillance m’inspire.

Comptez que je suis, monsieur, avec la plus tendre reconnaissance, votre, etc.


2666. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Le 21 novembre.

La goutte, qui s’est jointe à tous mes maux, m’a privé de la consolation d’écrire aux deux sœurs de l’île Jard. Je suis digne de figurer avec M. le chevalier de Klinglin[1]. Je profite vite d’un petit moment d’intervalle pour faire des coquetteries à l’île Jard, du fond d’une salle basse[2] de Colmar. Que dit-on dans cette île de la nouvelle recrue que font les provinces, de vingt-cinq con-

  1. Celui qui était paralytique.
  2. Voltaire, chez M. Goll. occupait un appartement au rez-de-chaussée. (Cl.)