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je ne voulusse venir mettre à ses pieds dans l’instant, tous les Henris et tous les Frédérics du monde, avec celui qui les a peints ou barbouillés. Je crois lui avoir déjà mandé que deux graves professeurs d’histoire examinaient scrupuleusement l’ouvrage pour voir si c’est le 25 ou le 26 d’un tel mois que telle sottise arriva il y a six siècles. Ces minuties seront pour les sots, dont ce monde est plein, et l’intérêt, si l’on peut en mettre dans un tel ouvrage, les grands tableaux, la connaissance des hommes et des temps, l’histoire de l’esprit humain, seront pour votre Altesse sérénissinie et pour la grande maîtresse des cœurs.

Je n’ai à présent qu’une seule copie de cette histoire. Il faudrait plus de deux mois pour la transcrire ; elle sera imprimée en aussi peu de temps qu’il en faudrait pour la copier à la main. Votre Altesse sérénissime pense bien que je ne ferai pas imprimer la dédicace sans la lui avoir envoyée auparavant, et sans recevoir ses ordres.

Quant au Frédéric d’aujourd’hui, il me traite à peu près comme Frédéric Second traita son chancelier des Vignes, à cela près qu’il ne m’a pas fait crever les yeux[1]. Je voudrais bien que la grande maîtresse des cœurs en eut d’aussi bons que moi. C’est tout ce qui me reste. Mais ces yeux-là sont fort à plaindre de ne pouvoir à présent dire aux vôtres, madame, combien mon cœur est pénétré de reconnaissance et d’attachement pour votre personne. Pourquoi ne pourrais-je pas venir, cet hiver, mettre à vos pieds vos empereurs imprimés ?

En attendant, madame, j’espère que du moins les chemins seront libres, et que votre maigre don Quichotte ne trouvera plus d’Yangois sur la route[2] ; c’est probablement tout ce que l’on peut attendre des négociations de M. le comte de Gotter. Il y a des blessures qu’on ne guérit jamais, et, permettez-moi de le dire, le tort du roi de Prusse est trop grand pour qu’il le répare. Si Votre Altesse sérénissime a envoyé ma lettre ostensible, elle produira une explication ; cette explication ne produira rien, parce que le roi se bornera à vouloir avoir raison. Vous sentez bien, madame, qu’un roi a toujours plus d’amour-propre que d’amitié. Que puis-je d’ailleurs exiger de lui ? On me lapiderait en France si je retournais à sa cour. Je ne le pourrais avec bienséance qu’en cas qu’il fît une satisfaction éclatante à ma nièce, qu’il punît Freytag et Schmith, et qu’il me rappelât avec distinc-

  1. Ou : « Il Ne m’a pas crevé les yeux. » (A. F.)
  2. Voyez la lettre à d’Argental du 16 août.