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homme de tout ce siècle qui eût ce caractère théâtral ; mais, pour le bonheur du genre humain, les Charles XII sont rares. Il y a une Marianne de Tristan qui commence par ce vers :


Fantôme injurieux qui troubles mon repos…

Ce n’est pas certainement comme nous parlons ; apparemment que c’est le langage des habitants de la lune. Ce que je dis des vers doit s’entendre également de l’action. Pour qu’une tragédie me plaise, il faut que les personnages ne montrent les passions que telles qu’elles sont dans les hommes vifs et dans les hommes vindicatifs. Il ne faut dépeindre les hommes ni comme des démons ni comme des anges, car ils ne sont ni l’un ni l’autre, mais puiser leurs traits dans la nature.

Pardon, mon cher Voltaire, de cette discussion ; je vous parle comme faisait la servante de Molière ; je vous rends compte des impressions que les choses font sur mon âme ignorante. J’ai trouvé dans le volume que je viens de recevoir lÉloge[1] que vous faites des officiers qui ont péri dans cette guerre, ce qui est digne de vous ; et j’ai été surpris que nous nous soyons rencontrés, sans le savoir, dans le choix du même sujet. Les regrets que me causait la perte de quelques amis me firent naître l’idée de leur payer, au moins après leur mort, un faible tribut de reconnaissance, et je composai ce petit ouvrage[2], où le cœur eut plus de part que l’esprit ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le mien est en vers, et celui du poète en prose. Racine n’eut de sa vie de triomphe plus éclatant que lorsqu’il traitait le même sujet que Pradon. J’ai vu combien mon barbouillage était inférieur à votre Éloge. Votre prose apprend à mes vers comme ils auraient dû s’énoncer.

Quoique je sois de tous les mortels celui qui importune le moins les dieux par mes prières, la première que je leur adresserai sera conçue en ces termes :


Ô dieux, qui douez les poëtes
De tant de sublimes faveurs !
Ah ! rendez vos grâces parfaites,
Et qu’ils soient un peu moins menteurs !

Si les dieux daignent m’exaucer, je vous verrai, l’année qui vient, à Sans-Souci ; et si vous êtes d’humeur à corriger de mauvais vers, vous trouverez à qui parler. Vale.

  1. Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741 : voyez tome XXIII, page 249.
  2. L’Épitre à Stille.