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pareilles. Il semble que la France soit condamnée d’enterrer avec vous dix personnes d’esprit que différents siècles lui avaient fait naître.

Puisque Mme  du Châtelet fait des livres, je ne crois pas qu’elle accouche par distraction. Dites-lui donc qu’elle se dépêche, car j’ai hâte de vous voir. Je sens l’extrême besoin que j’ai de vous, et le grand secours dont vous pouvez m’être. La passion de l’étude me durera toute ma vie. Je pense sur cela comme Cicéron[1], et comme je le dis dans une de mes épîtres[2]. En m’appliquant je puis acquérir toutes sortes de connaissances ; celle de la langue française, je veux vous la devoir. Je me corrige autant que mes lumières me le permettent ; mais je n’ai point de puriste assez sévère pour relever toutes mes fautes. Enfin je vous attends, et je prépare la réception du gentilhomme ordinaire et du génie extraordinaire.

On dit à Paris que vous ne viendrez point, et je dis que oui, car vous n’êtes point un faussaire ; et, si l’on vous accusait d’être indiscret, je dirais que cela peut être ; de vous laisser voler, j’y acquiescerais ; d’être coquet, encore. Vous êtes enfin comme l’éléphant blanc pour lequel le roi de Perse et l’empereur du Mogol se font la guerre, et dont ils augmentent leurs titres quand ils sont assez heureux pour le posséder. Adieu. Si vous venez ici, vous verrez à la tête des miens : Fédéric, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, possesseur de Voltaire, etc.


2010. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lunéville, le 4 septembre.

Grâces vous soient rendues ; mais je suis bien plus inquiet de la santé de Mme  d’Argental que du sort de Rome. Je vous prie, mon cher et respectable ami, de me mander de ses nouvelles, car je ne travaillerai ni à Catilina ni à Électre que je n’aie l’esprit en repos.

Mme  du Châtelet, cette nuit, en griffonnant son Newton[3], s’est senti un petit besoin ; elle a appelé une femme de chambre qui n’a eu que le temps de tendre son tablier, et de recevoir une petite fille qu’on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers[4], s’est remise au lit ; et tout cela dort comme un liron à l’heure que je vous parle.

J’accoucherai plus difficilement de mon Catilina. Il faudra au

  1. Tusculanes, v. 36.
  2. Épître à Hermotime sur l’avantage des lettres.
  3. Voyez la note, tome XXIII, page 515.
  4. Elle en fit plusieurs paquets qu’elle remit à Longchamp, en le chargeant, si elle mourait, de les remettre à leurs adresses respectives. Une cassette, entre autres, adressée au marquis du Châtelet, renfermait quantité de poésies et de choses précieuses de Voltaire. Longchamp, qui en parle dans ses Mémoires (art. xxiv), dit qu’on les brûla ; et il n’en put sauver qu’une faible portion. (Cl.)