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2525. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, le 26 février.

Mon cher ange, j’ai été très-malade, et, en même temps, plus occupé qu’un homme en santé ; étonné de travailler dans l’état où je suis, étonné d’exister encore, et en me soutenant par l’amitié, c’est-à-dire par vous et par Mme Denis. Je suis ici le meunier de La Fontaine[1]. On m’écrit de tous côtés : Partez,


… Fuge crudeles terras, fuge littus iniquum.

(Virg., Æn., liv. III, v. 41.)

Mais partir quand on est depuis un mois dans son lit, et qu’on n’a point de congé ; se faire transporter couché, à travers cent mille baïonnettes, cela n’est pas tout à fait aussi aisé qu’on le pense. Les autres me disent : Allez-vous-en à Potsdam, le roi vous a fait chauffer votre appartement ; allez souper avec lui. Cela m’est encore plus difficile. S’il s’agissait d’aller faire une intrigue de cour, de parvenir à des honneurs et de la fortune, de repousser les traits de la calomnie, de faire ce qu’on fait tous les jours auprès des rois, j’irais jouer ce rôle-là tout comme un autre ; mais c’est un rôle que je déteste, et je n’ai rien à demander à aucun roi. Maupertuis, que vous avez si bien défini, est un homme que l’excès d’amour-propre a rendu très-fou dans ses écrits, et très-méchant dans sa conduite ; mais je ne me soucie point du tout d’aller dénoncer sa méchanceté au roi de Prusse. J’ai plus à reprocher au roi qu’à Maupertuis, car j’étais venu pour Sa Majesté, et non pour ce président de Bedlam. J’avais tout quitté pour elle, et rien pour Maupertuis ; elle m’avait fait des serments d’une amitié à toute épreuve, et Maupertuis ne m’avait rien promis ; il a fait son métier de perfide, en intéressant sourdement l’amour-propre du roi contre moi. Maupertuis savait mieux qu’un autre à quel excès se porte l’orgueil littéraire. Il a su prendre le roi par son faible. La calomnie est entrée très-aisément dans un cœur né jaloux et soupçonneux. Il s’en faut beaucoup que le cardinal de Richelieu ait porté autant d’envie à Corneille que le roi de Prusse m’en portait. Tout ce que j’ai fait, pendant deux ans, pour mettre ses ouvrages de prose et de vers en état de paraître, a été un service dangereux qui déplaisait

  1. Livre III fable i.