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n’était pas à craindre ; que je n’étais pas juge, parce que je suis partie trop intéressée, et que j’ai peu d’habitude du théâtre comique, et nulle connaissance de ce qui est à la mode ; qu’elle devait consulter de vrais amis qui osassent dire la vérité.

Voilà une partie de ce que je lui ai mandé : que pouvais-je de plus dans la crainte de l’affliger, dans celle d’un mauvais succès, et enfin dans celle de l’empêcher de se satisfaire et de donner un ouvrage qui peut réussir ? Elle me paraît entièrement déterminée à livrer bataille. Elle a une confiance entière en M. d’Alembert ; c’est un homme de beaucoup d’esprit, mais connaît-il assez le théâtre ?

Vous voyez si je vous ouvre mon cœur. Je suis extrêmement content de ma nièce. Elle a agi pour mes intérêts avec une chaleur et une prudence qui me la rendent encore plus chère. Je souhaite qu’elle réussisse pour elle comme pour moi ; et, en attendant, je reste à Potsdam en philosophe. Je presse la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je mène une vie conforme à mon état d’homme de lettres, et convenable à ma mauvaise santé, sans me mêler le moins du monde du métier de courtisan, n’ayant pas plus de devoir à remplir que dans la rue Traversière, et n’ayant, si je meurs ici, aucun billet de confession à présenter. Jamais ma vie n’a été plus douce et plus tranquille. Pour la rendre telle à Paris, il faudrait renoncer entièrement aux belles-lettres : car, tant que je me mêlerai d’imprimer, j’aurai les sots, les dévots, les auteurs à craindre ; il y a tant d’épines, tant de dégoûts, d’humiliations, de chagrins attachés à ce misérable métier, qu’à tout prendre il vaut mieux vivre tout doucement avec un roi.

Mon cher ange, si je vivais à Paris, je voudrais n’y faire autre chose que donner à souper. Je ferai certainement un voyage pour vous, ce ne sera pas pour l’évêque de Mirepoix ; mais il faut attendre que l’édition du Siècle soit achevée. Vous n’avez qu’une petite partie des changements ; j’en fais tous les jours. Je ne veux revoir ma patrie qu’après avoir érigé un petit monument à sa gloire. J’espère qu’à la longue les honnêtes gens m’en sauront quelque gré. On poura dire : C’était dommage de tant honnir un homme qui n’a travaillé que pour l’honneur de son pays. Et puis, quand quelque bonne âme aura dit cela, que m’en reviendrat-il ? Mon cher ange, vous me tiendrez lieu, vous et votre aimable société, de toute une nation honnêtement ingrate. Vivre avec vous en bonne santé, ce serait le comble du bonheur. Ces deux biens-là me manquent, et ce sont les seuls véritables ; les rois ne sont que des palliatifs. Mille tendres respects à tous les anges.