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que j’ai tout mon temps à moi ; c’est que, dans une cour, je n’ai pas la moindre cour à faire ; et, auprès d’un roi, pas le moindre devoir à remplir. Je vis à Potsdam comme vous m’avez vu vivre à Cirey, à cela près que je n’ai point charge d’âmes dans mon bénéfice. La vie de chateau est celle qui convient le mieux à un malade et à un griffonneur. Il y a bien loin de ma tranquille cellule du château de Potsdam au voyage de Naples et de Rome ; cependant, s’il est vrai que vous vous donniez ce petit plaisir, je vous jure que je viendrai vous trouver.

Il est vrai que mon extrême curiosité, que je n’ai jamais satisfaite sur l’Italie, et ma santé, me font continuellement penser à ce voyage, qui serait d’ailleurs très-court ; mais je vous jure, monseigneur, que j’ai beaucoup plus d’envie de vous faire ma cour que de voir la ville souterraine. Je me suis cru quelquefois sur le point de mourir ; mon plus grand regret était de n’avoir point eu la consolation de vous revoir. Il me semble qu’après trente-cinq ans d’attachement je ne devais pas être réservé à mourir si loin de vous. La destinée en a ordonné autrement. Nous sommes des ballons que la main du sort pousse aveuglément et d’une manière irrésistible. Nous faisons deux ou trois bonds, les uns sur du marbre, les autres sur du fumier, et puis nous sommes anéantis pour jamais. Tout bien calculé, voilà notre lot. La consolation qui resterait à un certain âge, ce serait de faire encore un bond auprès des gens à qui on a donné dès longtemps son cœur. Mais sais-je ce que je ferai demain ? Occupons comme nous pourrons, de quart d’heure en quart d’heure, la vanité de notre vie. S’il est permis d’espérer quelque chose à un homme dont la machine se détruit tous les jours, j’espère venir vous voir, cette année, avant que l’exercice de votre charge[1] vous dérobe à mes empressements, et vous fasse perdre un temps précieux.

Nous attendons ici le chevalier de La Touche[2] ; je le verrai avec plaisir, mais je le verrai peu. Le goût de la retraite me domine actuellement. J’aime Potsdam quand le roi y est, j’aime Potsdam quand il n’y est pas. Je trompe mes maladies par un travail assidu et agréable. J’ai deux gens de lettres[3] auprès de moi qui sont mes lecteurs, mes copistes, et qui m’amusent, entièrement libre auprès d’un roi qui pense en tout comme moi.

  1. Richelieu, comme l’un des quatre premiers gentilshommes de la chambre, devait être de service, ou d’année, en 1753.
  2. Envoyé du roi de France à Berlin.
  3. Colini et le jeune Francheville, fils du conseiller aulique.