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Frère, les ennemis de la philosophie seront confondus par vous. Soutenez la vérité et brisez les idoles. Aimez votre frère, qui s’unit à vous dans l’Être des êtres.


2345. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 11 mars.

Mon divin ange, Mme  d’Argental était donc là en grande loge ? elle se porte donc bien ? Voilà une nouvelle pour moi qui vaut bien celle du succès passager de Rome sauvée. Je connais mon public : l’enthousiasme passe ; il n’y a que l’amitié qui reste. Aujourd’hui on bat des mains, demain on se refroidit, après-demain on lapide. Cimon et Miltiade n’ont pas plus essuyé l’inconstance d’Athènes que moi celle de Paris. Je relisais hier Oreste, je le trouvais beaucoup plus tragique que Cicéron ; et cependant quelle différence dans l’accueil ! Si j’avais été à Paris ce carême, on m’aurait sifflé à la ville, on se serait moqué de moi à la cour, on aurait dénoncé le Siècle de Louis XIV comme sentant l’hérésie, téméraire et malsonnant. Il aurait fallu aller se justifier dans l’antichambre du lieutenant de police. Les exempts auraient dit en me voyant passer : Voilà un homme qui nous appartient. Le poëte Roi aurait bégayé à Versailles que je suis un mauvais poëte et un mauvais citoyen ; et Hardion aurait dit en grec et en latin, chez monsieur le dauphin, qu’il faut bien se donner de garde de me donner une chaire au Collège royal. Mon cher ange, qui bene latuit benc vixit[1].

Mais ma destinée était d’être je ne sais quel homme public, coiffé de trois ou quatre petits bonnets de lauriers et d’une trentaine de couronnes d’épines. Il est doux de faire son entrée à Paris sur son âne, mais au bout de huit jours on y est fessé. Il faut qu’un ménétrier qui joue dans cet empyrée-là ait pour lui Jupiter ou Vénus, sans quoi il passe mal son temps. Je n’envie point assurément le nectar qu’on a versé aux Duclos, aux Crébillon, ni le petit verre qu’on a donné aux Moncrif ; mais je voudrais qu’on ne me donnât pas une éponge avec du vinaigre.

Pourquoi diable arrêter le Siècle de Louis XIV, dans le temps qu’on imprime chez Grangé les Lettres juives ? Il est assez bizarre que l’empereur, comme je l’ai déjà dit[2], me donne un privilège pour dire que Léopold était un poltron, et que je n’aie pas en

  1. Ovide, Tristes, III, élégie iv, vers 25.
  2. Lettre 2328.