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le royaume de Grenade et l’Andalousie. Il y a plaisir à vivre dans ces pays-là, où l’on a toujours chaud. Votre Majesté ne manquerait pas de les visiter tous les ans, comme elle va au grand Glogau, et j’y serais un courtisan très-assidu. Je vous parlerais de vers ou de prose sous des berceaux de grenadiers et d’orangers, et vous ranimeriez ma verve glacée ; je jetterais des fleurs sur les tombeaux de Keyserlingk et du successeur de La Croze[1], que Votre Majesté avait si heureusement arraché à l’Église pour l’attacher à votre personne, et je voudrais comme eux mourir, mais fort tard, à votre service : car, en vérité, sire, il est bien triste de vivre si longtemps loin de Frédéric le Grand.


1973. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Le 16 mai.

Voilà ce qui s’appelle écrire. J’aime votre franchise ; oui, votre critique m’instruit plus en deux lignes que ne feraient vingt pages de louanges.

Ces vers, que vous avez trouvés passables, sont ceux qui m’ont le moins coûté. Mais quand la pensée, la césure, et la rime, se trouvent en opposition, alors je fais de mauvais vers, et je ne suis pas heureux en corrections. Vous ne vous apercevez pas des difficultés qu’il me faut surmonter pour faire passablement quelques strophes. Une heureuse disposition de la nature, un génie facile et fécond, vous ont rendu poëte sans qu’il vous en ait rien coûté ; je rends justice à l’infériorité de mes talents ; je nage dans cet océan poétique avec des joncs et des vessies sous les bras. Je n’écris pas aussi bien que je pense ; mes idées sont souvent plus fortes que mes expressions, et, dans cet embarras, je fais le moins mal que je peux.

J’étudie à présent vos critiques et vos corrections, elles pourront m’empêcher de retomber dans mes fautes précédentes ; mais il en reste encore tant à éviter qu’il n’y a que vous seul qui puissiez me sauver de ces écueils. Sacrifiez-moi, je vous prie, ces deux mois que vous me promettez. Ne vous ennuyez point de m’instruire ; si l’extrême envie que j’ai d’apprendre, et de réussir dans une science qui de tout temps a fait ma passion, peut vous récompenser de vos peines, vous aurez lieu d’être satisfait.

J’aime les arts par la raison qu’en donne Cicéron[2]. Je ne m’élève point aux sciences, par la raison que les belles-lettres sont utiles en tout temps, et qu’avec toute l’algèbre du monde on n’est souvent qu’un sot lorsqu’on ne sait pas autre chose. Peut-être dans dix ans la société tirera-t-elle de l’avantage des courbes que des songe-creux d’algébristes auront carrées laborieusement. J’en félicite d’avance la postérité ; mais, à vous parler vrai, je ne vois dans tous ces calculs qu’une scientifique extravagance. Tout ce qui n’est ni utile ni agréable ne vaut rien. Quant aux choses utiles, elles sont toutes

  1. Le successeur de Lacroze fut Ch.-E. Jordan ; voyez tome XXXIV, page 213.
  2. Tusculanes, v, 36.