Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Prusse lui-même ; mais, quand il s’agit de s’empaqueter par ce temps-ci pour faire trois cents lieues, quand on va avoir de beaux opéras italiens, quand ce grand roi a encore un peu besoin de moi, lorsqu’enfin la ridicule et désagréable aventure de ce maudit Baculard demande absolument ma présence, ne me pardonnerez-vous pas de rester encore un peu ? Mes anges, pardon : je ne peux m’en dispenser, mille raisons m’y forcent ; mais, ô anges ! Belzébuth aurait-il un plus damné projet que celui de faire jouer Rome sauvée à présent, et de me livrer à la rage de la malice et de l’envie ? Le public a été pour moi quand Boyer, l’ancien âne de Mirepoix, me persécutait ; quand il avait, avec l’eunuque Bagoas[1], l’insolence et le crédit de m’exclure de l’Académie ; mais, à présent qu’on me croit heureux, tout est devenu Boyer. Mon éloignement ramènerait les esprits, si c’était un exil ; mais on m’a regardé comme un homme piqué, comblé d’honneurs et de biens, et on voudrait me faire entendre les sifflets de Paris dans le cabinet du roi de Prusse. Je suis né plus impatient que vous, et cependant j’ai ici plus de patience. Je sais attendre, et je vois évidemment que jamais je n’ai eu plus besoin d’être un petit Fabius cunctator. Si on pouvait me rendre un vrai service, ce serait de faire jouer Sèmiramis et Oreste. On va bien les représenter ici ; pourquoi leur préférerait-on, à Paris, le Comte d’Essex, et je ne sais combien de plats ouvrages qui sont en possession d’être joués et méprisés ? Cependant, dites-moi si M. Maboul, ce savant homme, est encore à la tête de la littérature. Quel fortuné mortel a les sceaux ? quel autre est à la tête des lois, ou du moins de ce qu’on appelle de ce beau nom ? Il y a un an que je plaide par humeur, en France, contre un coquin qui s’est avisé de vouloir être jugé en la prévôté du Louvre, sous prétexte que j’étais de la maison du roi. J’ai voulu le remettre dans les règles, le renvoyer à son juge naturel, et ce beau règlement de juges n’a pu encore être fait. Si pareille chose arrivait ici, le magistrat qui en serait coupable serait sévèrement puni, car le roi a dit lui-même :


J’appris à distinguer l’homme du souverain[2],
Et je fus roi sévère et citoyen humain.

  1. Maurepas, contre lequel on fit, en 1773, la chanson commençant par ces vers :
    Maurepas devient tout-puissant ;
    V’là c’que c’est que d’être impuissant.
  2. Dans son Êpitre à mon esprit, Frédéric s’exprime ainsi (vers 287-88) :
    Que je sus distinguer l’homme du souverain,
    Que je fus roi sévère et citoyen humain.