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la protection d’un roi, la conversation d’un philosophe, les agréments d’un homme aimable, tout cela réuni dans un homme qui veut, depuis seize ans, me consoler de mes malheurs, et me mettre à l’abri de mes ennemis. Tout est à craindre pour moi dans Paris, tant que je vivrai, malgré les protections que j’y ai, malgré mes places et la bonté même du roi. Ici je suis sûr d’un sort à jamais tranquille. Si l’on peut répondre de quelque chose, c’est du caractère du roi de Prusse. J’avais été autrefois fort fâché contre lui, au sujet d’un officier français[1] condamné cruellement par son père, et dont j’avais demandé la grâce. Je ne savais pas que cette grâce avait été accordée. Le roi de Prusse fait de très-belles actions sans en avertir son monde. Il vient d’envoyer cinquante mille francs, dans une petite cassette fort jolie, à une vieille dame[2] de la cour que son père avait condamnée à l’amende autrefois d’une manière tout à fait turque. On reparla, il y a quelque temps, de cette ancienne injustice despotique du feu roi ; il ne voulut ni flétrir la mémoire de son père, ni laisser subsister le tort. Il choisit exprès une terre de cette dame, pour y donner ce beau spectacle d’un combat de dix mille hommes, espèce de spectacle digne du vainqueur de l’Autriche ; il prétendit que, pendant la pièce, on avait coupé une haie dans la terre de la dame en question. On ne lui avait pas abattu une branche ; mais il s’obstina à dire qu’il y avait eu du dégât, et envoya les cinquante mille francs pour le réparer. Mon cher et respectable ami, comment sont donc faits les grands hommes, si celui-là n’en est pas un ? Je ne vous en regrette pas moins, je ne suis pas moins affligé ; je ne viendrai en France que pour vous y voir. Mon cœur ne donnera jamais la préférence au roi de Prusse, et, si je suis obligé de vivre davantage auprès de lui, vous serez toujours les premiers dans mon souvenir. Il part pour la Silésie ; je resterai chez lui, pendant son absence, pour quelques arrangements littéraires. Je ne sais plus quand je contenterai ma fantaisie de voir Venise, Herculanum, Saint-Pierre, et le pape ; mais, si je vais voir ces raretés, ce sera en postillon : rien n’est meilleur pour la santé. Je vous jure que vous accourcirez mon voyage. Écrivez-moi, je vous en prie, à Berlin, jusqu’à ce que je vous informe de mon départ. Je vous ai déjà mandé[3] que je n’avais ici ni Zulime ni Adélaïde, mais j’ai Aurèlie. Le roi de Prusse est de

  1. Il s’appelait Courtils.
  2. La baronne de Knipausen.
  3. Lettre 2117.