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Je vous envoie encore une Épître qui contient l’apologie[1] de ces pauvres rois contre lesquels tout l’univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J’ai d’autres ouvrages que je vous enverrai successivement ; c’est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l’élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes Épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crème fouettée qui n’étale que des mots et point de pensées. Ce n’est qu’à vous autres, Virgiles et Horaces français, qu’il est permis d’employer cet heureux choix de mots harmonieux[2], cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l’enjoué, et d’allier les fleurs de l’éloquence aux fruits du bon sens.

Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour notre part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l’élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier ; mille devoirs, mille occupations, me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l’État, ou comme un pilote qui n’ose ni quitter le gouvernail, ni s’endormir, sans craindre le sort du malheureux Palinure[3]. Les Muses demandent des retraites et une entière égalité d’âme dont je ne peux presque jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m’interrompt ; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans la retraite de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage ; la mienne n’a pas l’honneur d’être de ce nombre : c’est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein air.

Adieu ; passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une fillette pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.


1959. — DE STANISLAS,
roi de pologne, duc de lorraine et de bar.
Le 13 mars.

Je serais, mon cher Voltaire, au désespoir, si je me trouvais aussi embarassé à répondre à vos sentiments pour moi qu’à la production de votre incomparable génie : car il n’y a ni vers ni prose qui soient capables de vous exprimer combien je suis sensible à tout ce que vous me dites. Toute mon éloquence est au fond de mon cœur. C’est par son langage que vous connaîtrez ma façon de m’expliquer pour vous marquer ma reconnaissance de la part que vous avez prise à ma légère incommodité, et pour vous assurer combien je suis de tout mon cœur à vous.

Stanislas, roi.
  1. L’Apologie des rois, épître à Darget.
  2. Boileau, Art poétique, I, 109.
  3. Voyez le livre VI de l’Enéide.