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tion à laquelle vous touchez, et qui doit être l’objet d’une âme noble et sensible. La mienne se sent faite pour vous admirer et pour vous conseiller ; mais, si vous voulez être parfaite, songez que personne ne l’a jamais été sans écouter des avis, et qu’on doit être docile à proportion de ses grands talents[1].


2063. — DE J.-J. ROUSSEAU.
À Paris, le 30 de janvier 1750.

Monsieur, un Rousseau[2] se déclara autrefois votre ennemi, de peur de se reconnaître votre inférieur ; un autre Rousseau, ne pouvant approcher du premier par le génie, veut imiter ses mauvais procédés. Je porte le même nom qu’eux ; mais, n’ayant ni les talents de l’un, ni la suffisance de l’autre, je suis encore moins capable d’avoir leurs torts envers vous. Je consens bien de vivre inconnu, mais non déshonoré ; et je croirais l’être si j’avais manqué au respect que vous doivent tous les gens de lettres, et qu’ont pour vous tous ceux qui en méritent eux-mêmes.

Je ne veux point m’étendre sur ce sujet, ni enfreindre, même avec vous, la loi que je me suis imposée de ne jamais louer personne en face. Mais, monsieur, je prendrai la liberté de vous dire que vous avez mal jugé d’un homme de bien, en le croyant capable de payer d’ingratitude et d’arrogance la bonté et l’honnêteté dont vous avez usé envers lui au sujet des fêtes de Ramire[3]. Je n’ai point oublié la lettre dont vous m’honorâtes dans cette occasion ; elle a achevé de me convaincre que, malgré de vaines calomnies, vous êtes véritablement le protecteur des talents naissants qui en ont besoin. C’est en faveur de ceux dont je faisais l’essai que vous daignâtes me pro-

  1. Mlle  Clairon, en nous communiquant ces lettres, nous dit qu’elle s’honorait des leçons que M. de Voltaire lui avait données sur son art, bien loin d’en rougir ; tant il est vrai que la modestie est le partage des talents supérieurs, tandis que l’orgueil est si souvent celui des talents médiocres ! Ce sont toujours ceux qui ont le moins besoin d’avis et de conseils qui les reçoivent avec le plus de docilité. (K.)
  2. Jean-Baptiste. On ne connaît point l’autre Rousseau ; ce n’est pas celui de Toulouse, auteur du Journal encyclopédique, ni celui de Gotha. (K.)

    — Collé dit dans son Journal : « Il (Voltaire) a poussé les choses jusqu’à insulter un nommé Rousseau, parce qu’il avait les mains dans son manchon, et qu’il n’applaudissait pas. Ce dernier lui répondit assez ferme, mais sagement, et point aussi vertement qu’il aurait pu. »

    Ailleurs, la scène est racontée ainsi : « Qui êtes-vous ? criait le poëte hors de lui. — Rousseau, répondit la partie adverse. — Quel Rousseau ? le petit Rousseau ? » Voltaire ne réfléchissait pas qu’il empêchait le spectacle, lorsqu’une grande femme à l’air viril (Mme  Lebas, femme du célèbre graveur) se dressant de toute sa hauteur, lui dit d’une voix de Stentor ; « Si vous ne vous taisez pas, je vais vous donner un soufflet. » Ce qui le mit en fuite et fit rire toute la salle. (Portraits intimes du xviiie siècle, par E. et J. de Goncourt ; 2e série, 1858.)

  3. La Princesse de Navarre. (K.)