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Je marcherai sous vos drapeaux une très-grande partie du chemin, et je vous prierai de me donner la main pour le reste de la journée.

Je crois qu’en métaphysique vous ne me trouverez guère hors des rangs que vous aurez marqués. Il y a deux points dans cette métaphysique : le premier est composé de trois ou quatre petites lueurs que tout le monde aperçoit également ; le second est un abîme immense où personne ne voit goutte. Quand, par exemple, nous serons convenus qu’une pensée n’est ni ronde ni carrée, que les sensations ne sont que dans nous et non dans les objets, que nos idées nous viennent toutes par les sens (quoi qu’en disent Descartes et Malebranche), que l’âme, etc., si nous voulons aller un pas plus avant, nous voilà dans le vaste royaume des choses possibles.

Depuis l’éloquent Platon jusqu’au profond Leibnitz, tous les métaphysiciens ressemblent, à mon gré, à des voyageurs curieux qui seraient entrés dans les antichambres du sérail du Grand Turc, et qui, ayant vu de loin passer un eunuque, prétendraient conjecturer de là combien de fois Sa Hautesse a caressé cette nuit son odalisque. Un voyageur dit trois, un autre dit quatre, etc. ; le fait est que le grand sultan a dormi toute la nuit.

Vous avez assurément grande raison d’être révolté de ce ton décisif avec lequel Descartes donne ses mauvais contes de fées ; mais, je vous prie, ne lui reprochez pas l’algèbre et le calcul géométrique : il ne l’a que trop abandonné dans tous ses ouvrages. Il a bâti son château enchanté sans daigner seulement prendre la moindre mesure. Il était un des plus grands géomètres de son temps ; mais il abandonna sa géométrie, et même son esprit géométrique, pour l’esprit d’invention, de système, et de roman. C’est là ce qui devait le décrier, et c’est, à notre honte, ce qui a fait son succès. Il faut l’avouer, toute sa physique n’est qu’un tissu d’erreurs ; lois du mouvement fausses, tourbillons imaginaires démontrés impossibles dans son système, et raccommodés en vain par Huygens ; notions fausses de l’anatomie, théorie erronée de la lumière, matière magnétique cannelée impossible, trois éléments à mettre dans les Mille et une Nuits, nulle observation de la nature, nulle découverte : voilà pourtant ce que c’est que Descartes.

Il y avait de son temps un Galilée qui était un véritable inventeur, qui combattait Aristote par la géométrie et par des expériences, tandis que Descartes n’opposait que de nouvelles chimères à d’anciennes rêveries ; mais ce Galilée ne s’était point