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esprit inviolablement attaché aux ajustements et aux bagatelles. L’homme de génie, le grand poëte se manifeste bien différemment par cette noble et belle périphrase :

Que le fer a privé des sources de la vie[1].

Outre que la pensée d’un Dieu servi par des eunuques a quelque chose de frappant par elle-même, elle exprime encore, avec une force merveilleuse, l’idée du poëte. Cette manière de toucher avec modestie et avec clarté une matière aussi délicate que l’est celle de la mutilation contribue beaucoup au plaisir du lecteur. Ce n’est point parce que cette pièce m’est adressée[2] ; ce n’est point parce qu’il vous a plu de dire du bien de moi, mais c’est par sa bonté intrinsèque que je lui dois mon approbation entière. Je me doutais bien que le dieu des écoles ne pourrait que gagner en passant par vos mains.

Ne croyez pas, je vous prie, que je pousse mon scepticisme à outrance. Il y a des vérités que je crois démontrées, et dont ma raison ne me permet pas de douter. Je crois, par exemple, qu’il n’y a qu’un Dieu et qu’un Voltaire dans le monde ; je crois encore que ce Dieu avait besoin, dans ce siècle, d’un Voltaire pour le rendre aimable. Vous avez lavé, nettoyé et retouché un vieux tableau de Raphaël, que le vernis de quelque barbouilleur ignorant avait rendu méconnaissable.

Le but principal que je m’étais proposé dans ma Dissertation sur l’Erreur[3] était d’en prouver l’innocence. Je n’ai point osé m’expliquer sur le sujet de la religion ; c’est pourquoi j’ai employé plutôt un sujet philosophique. Je respecte d’ailleurs Copernic, Descartes, Leibnitz, Newton ; mais je ne suis point encore d’âge à prendre parti. Les sentiments de l’Académie conviennent mieux à un jeune homme de vingt et quelques années que le ton décisif et doctoral. Il faut commencer par connaître, pour apprendre à juger. C’est ce que je fais ; je lis tout avec un esprit impartial et dans le dessein de m’instruire, en suivant votre excellente leçon.

Et vers la vérité le doute les conduit.

(Henriade, ch. VII, v. 376.)

J’ai lu avec admiration et avec étonnement l’ouvrage de la marquise sur le Feu. Cet essai m’a donné une idée de son vaste génie, de ses connaissances, et de votre bonheur. Vous le méritez trop bien pour que je vous l’envie. Jouissez-en dans votre paradis, et qu’il soit permis à nous autres humains de participer à votre bonheur.

Vous pouvez assurer à Émilie qu’elle a mis chez moi le feu en une par-

  1. Vers 78 du cinquième Discours.
  2. Voyez les variantes sur le vers 103 du cinquième Discours, au sujet de la brouillerie de Voltaire et de Frédéric.
  3. La Dissertation sur l’innocence des erreurs de l’esprit est parmi les Œuvres posthumes du roi de Prusse.