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prince d’Orange, fondateur de la liberté et de la grandeur des Hollandais. D’abord Salcède le blessa au front d’un coup de pistolet ; et Strada raconte que « Salcède (ce sont ses propres mots) n’osa entreprendre cette action qu’après avoir purifié son âme par la confession aux pieds d’un dominicain, et l’avoir fortifiée par le pain céleste ». Herrera dit quelque chose de plus insensé et de plus atroce : « Estando firme con el exemplo de nuestro salvador Jesu-Christo, y de sus Santos. » Balthazar Gérard, qui ôta enfin la vie à ce grand homme, en usa de même que Salcède.

Je remarque que tous ceux qui ont commis de bonne foi de pareils crimes étaient des jeunes gens comme Séide. Balthazar Gérard avait environ vingt ans. Quatre Espagnols, qui avaient fait avec lui serment de tuer le prince, étaient du même âge. Le monstre qui tua Henri III n’avait que vingt-quatre ans. Poltrot, qui assassina le grand duc de Guise, en avait vingt-cinq ; c’est le temps de la séduction et de la fureur. J’ai été presque témoin, en Angleterre, de ce que peut sur une imagination jeune et faible la force du fanatisme. Un enfant de seize ans, nommé Shepherd, se chargea d’assassiner le roi George Ier, votre aïeul maternel. Quelle était la cause qui le portait à cette frénésie ? C’était uniquement que Shepherd n’était pas de la même religion que le roi. On eut pitié de sa jeunesse, on lui offrit sa grâce, on le sollicita longtemps au repentir ; il persista toujours à dire qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes[1], et que, s’il était libre, le premier usage qu’il ferait de sa liberté serait de tuer son prince. Ainsi on fut obligé de l’envoyer au supplice, comme un monstre qu’on désespérait d’apprivoiser.

J’ose dire que quiconque a un peu vécu avec les hommes a pu voir quelquefois combien aisément on est prêt à sacrifier la nature à la superstition. Que de pères ont détesté et déshérité leurs enfants ! que de frères ont poursuivi leurs frères par ce funeste principe ! J’en ai vu des exemples dans plus d’une famille.

Si la superstition ne se signale pas toujours par ces excès qui sont comptés dans l’histoire des crimes, elle fait dans la société tous les petits maux innombrables et journaliers qu’elle peut faire. Elle désunit les amis ; elle divise les parents ; elle persécute le sage, qui n’est qu’homme de bien, par la main du fou, qui est enthousiaste ; elle ne donne pas toujours de la ciguë à Socrate, mais elle bannit Descartes d’une ville qui devait être l’asile de la liberté ; elle donne à Jurieu, qui faisait le prophète,

  1. Actes des apôtres, ch. v, v. 29.