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font, ce me semble, trop d’honneur à la nature h-umaine. Le même poison subsiste encore, quoique moins développé ; cette peste, qui semble étouffée, reproduit de temps en temps des germes capables d’infecter la terre. N’a-t-on pas vu de nos jours les prophètes des Cévennes tuer, au nom de Dieu, ceux de leur secte qui n’étaient pas assez soumis ?

L’action que j’ai peinte est atroce ; et je ne sais si l’horreur a été plus loin sur aucun théâtre. C’est un jeune homme né avec de la vertu, qui, séduit par son fanatisme, assassine un vieillard qui l’aime, et qui, dans l’idée de servir Dieu, se rend coupable, sans le savoir, d’un parricide ; c’est un imposteur qui ordonne ce meurtre, et qui promet à l’assassin un inceste pour récompense. J’avoue que c’est mettre l’horreur sur le théâtre ; et Votre Majesté est bien persuadée qu’il ne faut pas que la tragédie consiste uniquement dans une déclaration d’amour, une jalousie, et un mariage.

Nos historiens mêmes nous apprennent des actions plus atroces que celle que j’ai inventée. Séide ne sait pas du moins que celui qu’il assassine est son père, et, quand il a porté le coup, il éprouve un repentir aussi grand que son crime. Mais Mézerai rapporte qu’à Melun un père tua son fils de sa main pour sa religion, et n’en eut aucun repentir. On connaît l’aventure des deux frères Diaz, dont l’un était à Rome, et l’autre en Allemagne, dans les commencements des troubles excités par Luther. Barthélemy[1] Diaz, apprenant à Rome que son frère donnait dans les opinions de Luther à Francfort, part de Rome dans le dessein de l’assassiner, arrive, et l’assassine. J’ai lu dans Herrera, auteur espagnol, que ce « Barthélemy Diaz risquait beaucoup par cette action ; mais que rien n’ébranle un homme d’honneur quand la probité le conduit ». Herrera, dans une religion toute sainte et tout ennemie de la cruauté, dans une religion qui enseigne à souffrir, et non à se venger, était donc persuadé que la probité peut conduire à l’assassinat et au parricide ; et on ne s’élèvera pas de tous côtés contre ces maximes infernales !

Ce sont ces maximes qui mirent le poignard à la main du monstre qui priva la France de Henri le Grand ; voilà ce qui plaça le portrait de Jacques Clément sur l’autel, et son nom parmi les bienheureux ; c’est ce qui coûta la vie à Guillaume,

  1. Alphonse Diaz, auquel Voltaire donne aussi le prénom de Barthélemy, est le fanatique qui fit assassiner sont frère en 1546. Barthélemy Diaz, navigateur portugais, n’a que le nom de commun avec l'Espagnol Alphonse Diaz.(Cl.)