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dans ses déserts, toute cette finesse et toutes ces grâces naturelles, qui ne sont à Paris que le partage d’un petit nombre de personnes, et qui font cependant la réputation de Paris. Je crois avoir déjà dit que ses passions dominantes sont d’être juste et de plaire. Il est fait pour la société comme pour le trône ; il me demanda, quand j’eus l’honneur de le voir, des nouvelles de ce petit nombre d’élus qui méritaient qu’il fît le voyage de France ; je vous mis à la tête. Si jamais il peut venir en France, vous vous apercevrez que vous êtes connu de lui, et vous verrez quelque petite différence entre ses soupers et ceux que vous avez faits quelquefois, en France, avec des princes. Vous avez grande raison d’être surpris de ses lettres ; vous le serez donc bien davantage de l’Anti-Machiavel. Je ne suis pas pour que les rois soient auteurs ; mais vous m’avouerez que, s’il y a un sujet digne d’être traité par un roi, c’est celui-là. Il est beau, à mon gré, qu’une main qui porte le sceptre compose l’antidote du venin qu’un scélérat d’Italien fait boire aux souverains depuis deux siècles : cela peut faire un peu de bien à l’humanité, et certainement beaucoup d’honneur à la royauté. J’ai été presque seul d’avis qu’on imprimât cet ouvrage unique, car les préjugés ne me dominent en rien. J’ai été bien aise qu’un roi ait fait ainsi, entre mes mains, serment à l’univers d’être bon et juste.

Autant que je déteste et que je méprise la basse et infâme[1] superstition, qui déshonore tant d’États, autant j’adore la vertu véritable ; je crois l’avoir trouvée et dans ce prince et dans son livre.

S’il arrive jamais que ce roi trahisse de si grands engagements, s’il n’est pas digne de lui-même, s’il n’est pas en tout temps un Marc-Aurèle, un Trajan, et un Titus, je pleurerai et je ne l’aimerai plus.

M. d’Argenson doit avoir reçu un Anti-Machiavel pour vous ; je vais en faire une belle édition ; j’ai été obligé de faire celle-ci à la hâte, pour prévenir toutes les mauvaises qu’on débite, et pour les étouffer. Je voudrais pouvoir en envoyer à tout le monde ; mais comment faire avec la poste ? Reste à savoir si les censeurs approuveront ce livre, et s’il sera signé Passart ou Cherrier[2].

J’aurais déjà pris mon parti de passer le reste de ma vie

  1. Voyez la fin du second alinéa de la lettre à d’Alembert du 28 novembre 1762.
  2. Claude Cherrier, censeur de la police, cité dans la lettre 681, signait ses approbations du nom de Passart, quelques années avant sa mort, arrivée en juillet 1738,