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1367. — À M. DE CIDEVILLE.
À la Haye, au palais du roi de Prusse, le 18 d’octobre.

Voici mon cas, mon très-aimable Cideville. Quand vous m’envoyâtes, dans votre dernière lettre, ces vers parmi lesquels il y en a de charmants et d’inimitables pour notre Marc-Aurèle du Nord, je me proposais bien de lui en faire ma cour. Il devait alors venir à Bruxelles incognito : nous l’y attendions ; mais la fièvre quarte, qu’il a malheureusement encore, dérangea tous ces projets. Il m’envoya un courrier à Bruxelles, et je partis pour l’aller trouver auprès de Clèves,

C’est là que je vis un des plus aimables hommes du monde, un homme qui serait le charme de la société, qu’on rechercherait partout, s’il n’était pas roi ; un philosophe sans austérité, rempli de douceur, de complaisance, d’agréments, ne se souvenant plus qu’il est roi dès qu’il est avec ses amis, et l’oubliant si parfaitement qu’il me le faisait presque oublier aussi, et qu’il me fallait un effort de mémoire pour me souvenir que je voyais assis sur le pied de mon lit un souverain qui avait une armée de cent mille hommes. C’était bien là le moment de lui lire vos aimables vers ; Mme du Châtelet, qui devait me les envoyer, ne l’a pas fait. J’étais bien fâché, et je le suis encore ; ils sont à Bruxelles, et moi, depuis un mois, je suis à la Haye ; mais je vous jure bien fort que la première chose que je ferai, en revenant à Bruxelles, sera de les faire copier, et de les envoyer à celui qui en est digne, et qui en sentira tout le prix. Soyez sûr que vous en aurez des nouvelles.

Savez-vous bien ce que je fais à présent à la Haye ? Je fais imprimer la réfutation de Machiavel, ouvrage fait pour rendre le genre humain heureux, s’il peut l’être, composé, il y a trois ans[1] par ce jeune prince, qui, dans un temps que les gens de son espèce emploient à la chasse, se formait à la vertu et à l’art de régner. J’y ai joint une petite préface[2] de ma façon, et cela était nécessaire pour prévenir deux éditions toutes tronquées, toutes défigurées, qui paraissent coup sur coup, l’une chez Meyer, à Londres, l’autre chez Van Duren, à la Haye.

Il faut que vous lisiez, mon cher ami, cet ouvrage digne d’un

  1. C’est dans la lettre de frédéric, du 15 août 1739, qu’il est question pour la première fois de l’Anti-Machiavel.
  2. Voyez cette Préface, tome XXIII, page 147.