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jusqu’à vous ; vous verrez si elle me démentira ; il mérite des généraux tels que vous. C’est de tels rois qu’il est agréable d’écrire l’histoire : car alors on écrit celle du bonheur des hommes.

Mais si vous examinez le fond du journal de M. Adlerfelt, qu’y trouverez-vous autre chose, sinon : lundi 3 avril, il y a eu tant de milliers d’hommes égorgés dans un tel champ ; le mardi, des villages entiers furent réduits en cendres, et les femmes furent consumées par les flammes avec les enfants qu’elles tenaient dans leurs bras ; le jeudi, on écrasa de mille bombes les maisons d’une ville libre et innocente, qui n’avait pas payé comptant cent mille écus à un vainqueur étranger qui passait auprès de ses murailles ; le vendredi, quinze ou seize cents prisonniers périrent de froid et de faim ? Voilà à peu près le sujet de quatre volumes.

N’avez-vous pas fait réflexion souvent, monsieur le maréchal, que votre illustre métier est encore plus affrerux que nécessaire ? Je vois que M. Adlerfelt déguise quelquefois des cruautés, qui en effet devraient être oubliées, pour n’être jamais imitées. On m’a assuré, par exemple, qu’à la bataille de Frauenstadt, le maréchal Rehnskôld fit massacrer de sang-froid douze ou quinze cents Moscovites qui demandaient la vie à genoux six heures après la bataille ; il prétend qu’il n’y en eut que six cents, encore ne furent-ils tués qu’immédiatement après l’action. Vous devez le savoir, monsieur ; vous aviez fait les dispositions admirées des Suédois même à cette journée malheureuse : ayez donc la bonté de me dire la vérité, que j’aime autant que votre gloire.

J’attends avec une extrême impatience le reste des instructions dont vous voudrez bien m’honorer : permettez-moi de vous demander ce que vous pensez de la marche de Charles XII en Ukraine, de sa retraite en Turquie, de la mort de Patkul. Vous pouvez dicter à un secrétaire bien des choses, qui serviront à faire connaître des vérités dont le public vous aura obligation. C’est à vous, monsieur, à lui donner des instructions en récompense de l’admiration qu’il a pour vous.

Je suis avec les sentiments de la plus respectueuse estime, et avec des vœux sincères pour la conservation d’une vie que vous avez si souvent prodiguée, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur, V.

En finissant ma lettre, j’apprends qu’on imprime à la Haye la traduction française de l’Histoire de Charles XII, écrite en suédois