Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/495

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moitié imprimé : car je savais bien que mon Hollandais n’entendrait à aucune proposition. En effet, je suis venu à temps ; le scélérat avait déjà refusé de rendre une page du manuscrit. Je l’envoyai chercher, je le sondai, je le tournai de tous les sens ; il me fit entendre que, maître du manuscrit, il ne s’en dessaisirait jamais pour quelque avantage que ce pût être[1], qu’il avait commencé l’impression, qu’il la finirait.

Quand je vis que j’avais affaire à un Hollandais qui abusait de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussait à l’excès son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant ici confier mon secret à personne, ni implorer le secours de l’autorité, je me souvins que Votre Majesté dit, dans un des chapitres de l’Anti-Machiavel, qu’il est permis d’employer quelque honnête finesse en fait de négociation. Je dis donc à Jean Van Duren que je ne venais que pour corriger quelques pages du manuscrit : « Très volontiers, monsieur, me dit-il ; si vous voulez venir chez moi, je vous le confierai généreusement feuille à feuille, vous corrigerez ce qu’il vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de ma famille et de mes garçons. »

J’acceptai son offre cordiale ; j’allai chez lui, et je corrigeai en effet quelques feuilles qu’il reprenait à mesure, et qu’il lisait pour voir si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par là un peu moins de défiance, j’ai retourné aujourd’hui dans la même prison où il m’a enfermé de même, et ayant obtenu six chapitres à la fois, pour les confronter, je les ai raturés de façon, et j’ai écrit dans les interlignes de si horribles galimatias et des coq-à-l’âne si ridicules, que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Cela s’appelle faire sauter son vaisseau en l’air pour n’être point pris par l’ennemi. J’étais au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage ; mais enfin j’obéissais au roi que j’idolâtre, et je vous réponds que j’y allais de bon cœur. Qui est étonné à présent et confondu ? C’est mon vilain. J’espère demain faire avec lui un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscrit et imprimé[2] ; et je continuerai à rendre compte à Votre Majesté.

  1. Prosper Marchand, dans son Dictionnaire historique, I, 44, dit que Voltaire offrit à Van Duren deux mille florins de dédommagement.
  2. Van Duren prit le parti de faire rétablir, tant bien que mal, tous les passages effacés, et choisit pour cela, dit Prosper Marchand, le sieur La Martinière, son réparateur ordinaire de mauvais ouvrages.