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saine physique, tout le reste ne contient guère que des vérités difficiles, sèches, et inutiles. Je suis bien aise de n’être pas tout à fait ignorant en géométrie ; mais je serais fâché d’y être trop savant, et d’abandonner tant de choses agréables pour des combinaisons stériles. J’aime mieux votre Anti-Machiavel que toutes les courbes qu’on carre, ou qu’on ne carre point. J’ai plus de plaisir à une belle histoire qu’à un théorème qui peut être vrai sans être beau.

Comptez, monseigneur, que je mets encore les belles épîtres au rang des plaisirs préférables à des sinus et à des tangentes. Celle sur la Fausseté[1] me charme et m’étonne : car enfin, quoique vous vous portiez mieux que moi, quoique vous soyez dans l’âge où le génie est dans sa force, vos journées ne sont pas plus longues que les nôtres. Vous êtes sans doute occupé des plans que vous tracez pour le bien de l’espèce humaine ; vous essayez vos forces en secret, pour porter ce fardeau brillant et pénible qui va tomber sur votre tête ; et avec cela, mon Prométhée est Apollon tant qu’il veut.

Que ce M. de Camas[2] est heureux de mériter et de recevoir de pareils éloges ! Ce que j’aime le plus dans cet art, à qui vous faites tant d’honneur, c’est cette foule d’images brillantes dont vous l’embellissez ; c’est tantôt le vice qui est un océan immense et plein d’orages, c’est

Un monstre couronné, de qui les sifflements
Écartent loin de lui la vérité si pure.

Surtout je vois partout des exemples tirés de l’histoire, je reconnais la main qui a confondu Machiavel.

Je ne sais, monseigneur, si vous serez encore au mont Rémus ou sur le trône quand cet Anti-Machiavel paraîtra. Les maladies de l’espèce de celle du roi sont quelquefois longues. J’ai un neveu[3] que j’aime tendrement, qui est dans le même cas absolument, et qui dispute sa vie depuis six mois.

  1. Dans les Œuvres du roi de Prusse cette pièce est intitulée Discours sur la Fausseté.
  2. Paul-Henri Tilio de Camas, d’une famille de réfugiés français, né à Wesel en 1688. avait perdu, au siège de Pizzighetone, le bras gauche, qui fut remplacé par un bras artificiel dont il se servait très-adroitement. Il fut envoyé en France par Frédéric pour annoncer son avènement au trône ; il est mort à Breslau, d’une fièvre chaude, en avril 1741. (B.)
  3. Mignot, conseiller-correcteur à la chambre des comptes. Voyez plus bas la lettre 1300.