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ANNÉE 1740.

donc pas qu’on puisse jamais réduire Mme Prudise aux mœurs françaises ? … Si, pourtant… Adieu ; je vous embrasse mille fois.


1262. — À MILORD HERVEY[1].
garde de sceaux d’angleterre.

Je fais compliment à votre nation, milord, sur la prise[2] de Porto-Bello, et sur votre place de garde des sceaux. Vous voilà fixé en Angleterre : c’est une raison pour moi d’y voyager encore. Je vous réponds bien que, si certain procès est gagné, vous verrez arriver à Londres une petite compagnie choisie de newtoniens à qui le pouvoir de votre attraction, et celui de milady Hervey, feront passer la mer. Ne jugez point, je vous prie, de mon Essai sur le Siècle de Louis XIV ; par les deux chapitres imprimés en Hollande avec tant de fautes qui rendent mon ouvrage inintelligible. Si la traduction anglaise est faite sur cette copie informe, le traducteur est digne de faire une version de l’Apocalypse ; mais, surtout, soyez un peu moins fâché contre moi de ce que j’appelle le siècle dernier le Siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n’a pas eu l’honneur d’être le maître ni le bienfaiteur d’un Bayle, d’un Newton, d’un Halley, d’un Addison, d’un Dryden ; mais dans le siècle qu’on nomme de Léon X, ce pape Léon X avait-il tout fait ? N’y avait-il pas d’autres princes qui contribuèrent à polir et à éclairer le genre humain ? Cependant le nom de Léon X a prévalu, parce qu’il encouragea les arts plus qu’aucun autre. Eh ! quel roi a donc en cela rendu plus de services à l’humanité que Louis XIV ? Quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s’est signalé par de plus beaux établissements ? Il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, sans doute, parce qu’il était homme ; mais il a fait plus qu’aucun autre, parce qu’il était un grand homme : ma plus forte raison pour l’estimer beaucoup, c’est qu’avec des fautes connues il a plus de réputation qu’aucun de ses contemporains ; c’est que, malgré un million d’hommes dont il a privé la France, et qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l’Europe l’estime, et le met au rang des plus grands et des meilleurs monarques.

Nommez-moi donc, milord, un souverain qui ait attiré chez

  1. John Hervey (et non Harvey) naquit le 15 octobre 1696, et fut nommé garde des sceaux (lord privy seal), en Angleterre, dans les premiers mois de 1740. Il cessa de remplir ces fonctions en 1741, et il mourut le 5 auguste 1743. (Cl.)
  2. Voyez, tome XV, le chapitre viii du Précis du Siècle de Louis XV.