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L’habitude a changé l’aptitude que j’avais pour les arts en tempérament. Quand je ne puis ni lire ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac, qui meurent d’inquiétude et qui mettent mille fois la main à la poche lorsqu’on leur a ôté leur tabatière. La décoration de l’édifice peut changer, sans altérer en rien les fondements ni les murs ; c’est ce que vous pourrez voir en moi, car la situation de mon père ne nous laisse aucune espérance de guérison. Il me faut donc préparer à subir ma destinée.

La vie privée conviendrait mieux à ma liberté que celle où je dois me plier. Vous savez que j’aime l’indépendance, et qu’il est bien dur d’y renoncer pour s’assujettir à un pénible devoir. Ce qui me console est l’unique pensée de servir mes concitoyens et d’être utile à ma patrie. Puis-je espérer de vous voir, ou voulez-vous cruellement me priver de cette satisfaction ? Cette idée consolante règne dans mon esprit, comme celle du Messie régnait chez la nation hébraïque.

Je corrigerai encore la Préface de la Henriade ; mais vous ne trouverez pas mauvais que j’y laisse des vérités qui ne ressemblent à des louanges que parce que bien des gens les prodiguent mal à propos. Je change actuellement quelques chapitres du Machiavel, mais je n’avance guère, dans la situation où je suis. Mahomet, que j’admire, tout fanatique qu’il est, doit vous faire beaucoup d’honneur. La conduite de la pièce est remplie de sagesse ; il n’y a rien qui choque la vraisemblance ni les règles du théâtre ; les caractères sont parfaitement bien soutenus. La fin du troisième acte et le quatrième entier m’ont ému jusqu’à me faire répandre des larmes. Comme philosophe, vous savez persuader l’esprit ; comme poète, vous savez toucher le cœur ; et je préférerais presque ce dernier talent au premier, puisque nous sommes tous nés sensibles, mais très-peu raisonnables.

Vous m’envoyez une écritoire,
Mais c’est le moins lorsqu’on écrit ;
Pour mon plaisir et pour ma gloire,
Il eût, fallu. Voltaire, y joindre votre esprit.

Je vous en fais mes remerciements, ainsi qu’à la marquise, à laquelle je vous prie d’offrir cette boite travaillée à Berlin, et d’une pierre qu’on trouve à Remusberg. Comme je crains, mon cher ami, que vous n’ayez plus de moi la mémoire aussi fraîche qu’à Cirey, je vous envoie mon portrait, qui, je l’espère, ne quittera jamais votre doigt.

Si je change de condition, vous en serez instruit des premiers. Plaignez-moi, car je vous assure que je suis effectivement à plaindre ; aimez-moi toujours, car je fais plus de cas de votre amitié que de vos respects. Soyez persuadé que votre mérite m’est trop connu pour ne vous pas donner, en toutes les occasions, des marques de la parfaite estime avec laquelle je serai toujours votre très-fidèle ami,

Fédéric.