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1230. — DE M. L’ABBÉ PREVOST.
Le 15 de janvier 1740.

Je souhaiterais extrêmement, monsieur, de vous devenir utile en quelque chose ; c’est un ancien sentiment que j’ai fait éclater plusieurs fois dans mes écrits, que j’ai communiqué à M. Thieriot dans plus d’une occasion, et qui s’est renouvelé fort vivement depuis l’affaire de Prault. Je ne puis soutenir qu’une infinité de misérables, s’acharnant contre un homme tel que vous, les uns par malignité pure, les autres par un faux air de probité et de justice, s’efforcent de communiquer le poison de leur cœur aux plus honnêtes gens.

Il m’est venu à l’esprit que le goût du public, qui s’est assez soutenu jusqu’à présent pour ma façon d’écrire, me rend plus propre qu’un autre à vous rendre quelque service. L’admiration que j’ai pour vos talents, et l’attachement particulier dont je fais profession pour votre personne, suffiraient bien pour m’y porter avec beaucoup de zèle ; mais mon propre intérêt s’y joint, et si je puis servir, dans quelque mesure, à votre réputation, vous pouvez être aussi utile pour le moins à ma fortune.

Voilà deux points, monsieur, qui demandent un peu d’explication : elle sera courte, car je n’ai que le fait à exposer.

1° J’ai pensé qu’une Défense de M. de Voltaire et de ses ouvrages, composée avec soin, force, simplicité, etc., pourrait être un fort bon livre, et forcerait peut-être, une fois pour toutes, la malignité à se taire. Je la diviserais eu deux : l’une regarderait sa personne, l’autre ses écrits ; j’y emploierais tout ce que l’habitude d’écrire pourrait donner de lustre à mes petits talents, et je ne demanderais d’être aidé que de quelques mémoires pour les faits. L’ouvrage paraîtrait avant la fin de l’hiver.

2° Le dérangement de mes affaires est tel que, si le ciel, ou quelqu’un inspiré de lui, n’y met ordre, je suis à la veille de repasser en Angleterre. Je ne m’en plaindrais pas si c’était ma faute ; mais depuis cinq ans que je suis en France, avec autant d’amis qu’il y a d’honnêtes gens à Paris, avec la protection d’un prince du sang qui me loge dans son hôtel[1], je suis encore sans un bénéfice de cinq sous. Je dois environ cinquante louis, pour lesquels mes créanciers réunis m’ont fait assigner, etc. ; et le cas est si pressant qu’étant convenu avec eux d’un terme qui expire le premier du mois prochain, je suis menacé d’un décret de prise de corps si je ne les satisfais dans ce temps. De mille personnes opulentes avec lesquelles ma vie se passe, je veux mourir si j’en connais une à qui j’aie la hardiesse de demander cette somme, et de qui je me croie sûr de l’obtenir.

Il est question de savoir si M. de Voltaire, moitié engagé par sa générosité et par son zèle pour les gens de lettres, moitié par le dessein que j’ai de m’emplover à son service, voudrait me délivrer du plus cruel embarras

  1. Le prince de Conti. (K.)