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Je vous soumets les douze premiers chapitres de mon Anti-Machiavel, qui, quoique je les aie retouchés, fourmillent encore de fautes. Il faut que vous soyez le père putatif de ces enfants, et que vous ajoutiez à leur éducation ce que la pureté de la langue française demande pour qu’ils puissent se présenter au public. Je retoucherai, en attendant, les autres chapitres, et les pousserai à la perfection que je suis capable d’atteindre. C’est ainsi que je fais l’échange de mes faibles productions contre vos ouvrages immortels, à peu près comme les Hollandais, qui troquent des petits miroirs et du verre contre l’or des Américains ; encore suis-je bien heureux d’avoir quelque chose à vous rendre.

Les dissipations de la cour et de la ville, des complaisances, des plaisirs, des devoirs indispensables, et quelquefois des importuns, me distraient de mon travail ; et Machiavel est souvent obligé de céder la place à ceux qui pratiquent ses maximes, et que je réfute, par conséquent. Il faut s’accommoder à ces bienséances qu’on ne saurait éviter, et, quoi qu’on en ait, il faut sacrifier au dieu de la coutume, pour ne point passer pour singulier ou pour extravagant.

Ce M. de Valori, si longtemps annoncé par la voix du public, si souvent promis par les gazettes, si longtemps arrêté à Hambourg, est arrivé enfin à Berlin. Il nous fait beaucoup regretter La Chétardie. M. de Valori nous fait apercevoir tous les jours ce que nous avons perdu au premier. Ce n’est à présent qu’un cours théorique des guerres du Brabant, des bagatelles et des minuties de l’armée française ; et je vois sans cesse un homme qui se croit vis-à-vis de l’ennemi et à la tête de sa brigade. Je crains toujours qu’il ne me prenne pour une contrescarpe ou pour un ouvrage à cornes, et qu’il ne me livre malhonnêtement un assaut. M. de Valori a presque toujours la migraine ; il n’a point le ton de la société ; il ne soupe point ; et l’on dit que le mal de tête lui fait trop d’honneur de l’incommoder, et qu’il ne le mérite point du tout.

Nous venons de faire ici l’acquisition d’un très-habile homme. Il s’appelle Célius ; il est habile physicien, et très-renommé pour les expériences. On lui donne pour vingt mille écus d’instruments. Il achèvera, cette année, un ouvrage qui lui fera beaucoup d’honneur : c’est une machine mécanique qui démontre parfaitement tous les mouvements des étoiles et des planètes, selon le système de Newton. Vous ne connaissez peut-être pas non plus un jeune homme qui commence à paraître ; il se nomme Lieberkühn. C’est un génie admirable pour les mécaniques. Il a fait par l’optique des découvertes étonnantes, et il pousse son art à un point de perfection qui surpasse tout ce qu’on a vu avant lui. Il reviendra ici cet automne, après avoir vu Paris. Il a passé trois années à Londres, et il a été très-estimé de tous les savants d’Angleterre. Je vous parlerai plus en détail sur son chapitre, lorsque je l’aurai vu après son retour.

Je suis ravi de voir de ces heureuses productions de ma patrie ; ce sont comme des roses qui croissent parmi les ronces et les orties ; ce sont comme des bluettes de génie qui se font jour à travers des cendres où malheureusement les arts sont ensevelis. Vous vivez en France dans l’opulence de