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Autant que Fréderic efface
Et les héros présents, et tous les dieux passés.

J’en demande pardon, monseigneur, à Sinaï et à Thabor ; la verve m’a emporté ; j’ai dit plus que je ne devais dire. D’ailleurs, les foudres et les tonnerres du mont Sinaï n’ont point de rapport à la vie philosophique qu’on mène au mont Rémus, et la transfiguration du Thahor n’a rien à démêler avec l’uniformité de votre charmant caractère. Enfin, que Votre Altesse royale pardonne à l’enthousiasme ; n’est-il pas permis d’en avoir un peu, quand on vient de lire la belle épître dont votre muse française a régalé milord Baltimore ?

Je vois que mon prince a mis encore la connaissance de la langue anglaise dans ses trésors. Dulces sermones cujuscunque linguæ[1]. Je crois que ce lord Baltimore aura été bien surpris de voir un prince allemand écrire en vers français à un Anglais ; mais que voulez-vous ? je suis encore plus surpris que lui. Je n’entends rien à ce prodige de la nature. Comment se peut-il faire, encore une fois, qu’on écrive si bien dans la langue d’un pays où l’on n’a jamais été ? Pour Dieu ! monseigneur, dites donc votre secret.

J’enverrais bien aussi des vers à Votre Altesse royale, si j’osais : elle aurait le cinquième acte de Mahomet ; mais c’est qu’il n’est pas encore transcrit, et, pour les quatre premiers, ils sont actuellement repolis. Si votre beau génie a été un peu content de cette faible ébauche, j’ose espérer qu’elle aura encore la même indulgence pour l’ouvrage achevé. Elle ne trouvera plus certaines répétitions, certains vers lâches et décousus, qui sont des pierres d’attente. Elle verra l’amour paternel et le secret de la naissance des enfants de Zopire jouer un rôle plus grand et bien plus intéressant. Zopire, près d’être assassiné par ses enfants mêmes, n’adresse au ciel ses prières que pour eux, et il est frappé de la main de son fils, tandis qu’il prie les dieux de lui faire connaître ce fils même. Le fanatisme est-il peint à votre gré ? Ai-je assez exprimé l’horreur que doivent inspirer les Ravaillac, les Poltrot, les Clément, les Felton, les Salcède[2], les Aod, j’ai pensé dire les Judith ? En effet, monseigneur, quel bon roi serait à l’abri d’un assassinat, si la religion enseignait à tuer un prince qu’on croit ennemi de Dieu ?

  1. On lit dans Horace, livre III, ode viii : Docte sermones utriusque linguæ.
  2. Salcedo ou Salcède, assassin espagnol, cité comme Français, dans l’Essai sur les mœurs, chap. clxiv.