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bonheur d’un homme dont les ouvrages ont répandu tant d’agréments sur ma vie.

J’ai reçu les deux nouveaux actes de Zopire. Je ne les ai lus qu’une fois ; mais je vous réponds de leur succès. J’ai penser versé des larmes en les lisant ; la scène de Zopire et de Séide, celle de Séide et de Palmire, lorsque Séide s’apprête à commettre le parricide, et la scène où. Mahomet, parlant à Omar, feint de condamner l’action de Séide, sont des endroits excellents. Il m’a paru, à la vérité, que Zopire venait se confesser exprès sur le théâtre pour mourir en règle, que le fond du théâtre ouvert et fermé sentait un peu la machine ; mais je ne saurais en juger qu’à la seconde lecture. Les caractères, les expressions des mœurs, et l’art d’émouvoir les passions, y font connaître la main du grand, de l’excellent maître qui a fait cette pièce ; et, quand même Zopire ne viendrait pas assez naturellement sur le théâtre, je croirais que ce serait une tache qu’on pourrait passer sur le corps d’une beauté parfaite, et qui ne serait remarquée que par des vieillards qui examinent avec des lunettes ce qui ne doit être vu qu’avec saisissement et senti qu’avec transport.

Vos fêtes de Paris n’ont satisfait que votre vue : pour moi, je serais pour les fêtes dont l’esprit et tous nos sens peuvent profiter. Il me semble qu’il y a de la pédanterie en savoir et en plaisir ; que de choisir une matière pour nous instruire, un goût pour nous divertir, c’est vouloir rétrécir la capacité que le Créateur a donnée à l’esprit humain, qui peut contenir plus d’une connaissance, et c’est rendre inutile l’ouvrage d’un Dieu qui parait épicurien, tant il a eu soin de la volupté des hommes.

J’aime le luxe et même la mollesse,
Et les plaisirs… de toute espèce ;
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Tout honnête homme a de tels sentiments.

(Le Mondain, v. 9.)

C’est Moïse apparemment qui dit cela ? Si ce n’est lui, c’est toujours un homme qui serait meilleur législateur que ce Juif imposteur, et que j’estime plus mille fois que toute cette nation superstitieuse, faible et cruelle.

Nous avons eu ici milord Baltimore[1] et M. Algarotti, qui s’en retournent en Angleterre. Ce lord est un homme très-sensé, qui possède beaucoup de connaissances, et qui croit, comme vous, que les sciences ne dérogent point à la noblesse, et ne dégradent point un rang illustre.

J’ai admiré le génie de cet Anglais comme un beau visage à travers un voile. Il parle très-mal français, mais on aime pourtant à l’entendre parler ; et l’anglais, il le prononce si vite qu’il n’y a pas moyen de le suivre. Il appelle un Russien[2] un animal mécanique ; il dit que Pétersbourg est l’œil de la Russie, avec lequel elle regarde les pays policés ; que si on lui éborgnait cet œil, elle ne manquerait pas de retomber dans la barbarie dont elle

  1. Voyez plus bas la lettre 1244, qui est la réponse à celle-ci.
  2. « Un Prussien, » (Œuvres posthumes, édit. de Berlin.)