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entendre les intérêts de leur prince. J’avoue que j’aimerais infiniment mieux recevoir de vos ouvrages que vous envoyer les miens. N’aurai-je point le bonheur, mon cher ami, de voir arriver quelque gros paquet de vous avant mon départ ? Pour Dieu, donnez-moi au moins une épître. Je vous ai dédié ma quatrième Épître sur la Modération ; cela m’a engagé à la retoucher avec soin. Vous me donnez de l’émulation ; mais donnez-moi donc de vos ouvrages. Votre métaphysique n’est pas l’ennemie de la poésie. Le Père Malebranche était quelquefois poëte en prose ; mais vous, vous savez l’être en vers. Il n’avait de l’imagination qu’à contretemps. Mme du Châtelet a amené avec elle à Paris son Koenig[1], qui n’a de l’imagination en aucun sens, mais qui, comme vous savez, est ce qu’on appelle grand métaphysicien. Il sait à point nommé de quoi la matière est composée, et il jure, d’après Leibnitz, qu’il est démontré que l’étendue est composée de monades non étendues, et la matière impénétrable composée de petites monades pénétrables. Il croit que chaque monade est un miroir de son univers. Quand on croit tout cela, on mérite de croire aux miracles de saint Pâris. D’ailleurs il est très-bon géomètre, comme vous savez ; et, ce qui vaut mieux, très-bon garçon. Nous irons bientôt philosopher à Bruxelles ensemble, car on n’a point sa raison à Paris. Le tourbillon du monde est cent fois plus pernicieux que ceux de Descartes, Je n’ai encore eu ni le temps de penser, ni celui de vous écrire. Pour Mme du Châtelet, elle est toute différente : elle pense toujours, elle a toujours son esprit ; et, si elle ne vous a pas écrit, elle a tort. Elle vous fait mille compliments, et en dit autant à M. de Buffon.

Le d’Arnaud espère que vous ferez un jour quelque chose pour lui, après Montmirel[2] s’entend ; car il faut que chaque chose soit à sa place.

Si je savais où loge votre aimable Montmirel, si j’avais achevé Mahomet, je me confierais à lui in nomine tuo ; mais je ne suis pas encore prêt, et je pourrai bien vous envoyer de Bruxelles mon Alcoran.

Adieu, mon cher ami ; envoyez-moi donc de ces vers dont un seul dit tant de choses. Faites ma cour, je vous en prie, à M. de Buffon ; il me plaît tant que je voudrais bien lui plaire. Adieu ; je suis à vous pour le reste de ma vie.


  1. Samuel Koenig. Voyez la note 4, tome XXIII, page 560.
  2. Mondion de Montmirel, nommé dans la lettre 1198, et la lettre du 14 auguste 1741, à Helvétius, comme venant de remporter le prix d’éloquence.