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que j’ai vu, tous héros à juste titre, brillaient moins par l’extérieur que par cette force d’esprit qui trouve des ressources en soi-même dans les dangers, et par un jugement exquis qui leur faisait toujours prendre avec promptitude le parti le plus avantageux.

J’aime cependant cette aimable manie des Français ; j’avoue que j’ai du plaisir à penser que quatre cent mille habitants d’une grande ville ne pensent qu’aux charmes de la vie, sans en connaître presque les désagréments ; c’est une marque que ces quatre cent mille hommes sont heureux.

Il me semble que tout chef de société devrait penser sérieusement à rendre son peuple content, s’il ne le peut rendre riche : car le contentement peut fort bien subsister sans être soutenu par de grands biens. Un homme, par exemple, qui se trouve dans un spectacle, à une fête, dans un endroit où une nombreuse assemblée de monde lui inspire une certaine satisfaction ; un homme, dans ces moments-là, dis-je, est heureux, et il s’en retourne chez lui l’imagination remplie d’agréables objets qu’il laisse régner dans son âme. Pourquoi donc ne point s’étudier davantage à procurer au public de ces moments agréables qui répandent des douceurs sur toutes les amertumes de la vie, ou qui du moins leur procurent quelques moments de distraction de leurs chagrins ? Le plaisir est le bien le plus réel de cette vie ; c’est donc assurément faire du bien, et c’est en faire beaucoup que de fournir à la société les moyens de se divertir.

Il paraît que le monde se met assez en goût des fêtes, car jusqu’au voisinage de la Nouvelle-Zemble et des mers Hyperborées, on ne parle que de réjouissances. Les nouvelles de Pétersbourg ne sont remplies que de bals, de festins, et de fêtes qu’ils y font, à l’occasion du mariage du prince de Brunswick[1]. Je l’ai vu à Berlin, ce prince de Brunswick, avec le duc de Lorraine[2] ; et je les ai vus badiner ensemble d’une manière qui ne sentait guère le monarque. Ce sont deux têtes que je ne sais quelle nécessité ou quelle providence paraît destiner à gouverner la plus grande partie de l’Europe.

Si la Providence était tout ce qu’on en dit, il faudrait que les Newton et les Wolff, les Locke, les Voltaire, enfin les êtres qui pensent le mieux, fussent les maîtres de cet univers ; il paraîtrait alors que cette sagesse infinie, qui préside à tous les événements, par un choix digne d’elle, place dans ce monde les êtres les plus sages d’entre les humains pour gouverner les autres ; mais, de la manière que les choses vont, il paraît que tout se fait assez à l’aventure. Un homme de mérite n’est point estimé selon sa valeur ; un autre n’est point placé dans un poste qui lui convient ; un faquin sera illustré, et un homme de bien languira dans l’obscurité ; les rênes du gouvernement d’un empire seront commises à des mains novices, et des hommes experts seront

  1. Antoine-Ulric de Brunswick-Bevern, marié, le 13 juillet 1739, à la nièce de l’Impératrice Anne ; père de l’empereur Iwan VI détrôné au berceau, et poignardé en 1764. (Cl.) — Ce prince était beau-frère de Frédéric.
  2. François-Étienne, duc de Lorraine jusqu’en juillet 1737, époque où il devint grand-duc de Toscane ; empereur d’Allemagne en 1745.