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Du vil flatteur l’encens vendu
En a parfumé son idole ;
Et l’ignorant a confondu
Le froid non-sens d’une parole,
Et l’enflure de l’hyperbole,
Avec l’art de penser, cet art si peu connu.

Entre cent personnes qui croient penser, il y en a une à peine qui pense par elle-même. Les autres n’ont que deux ou trois idées qui roulent dans leur cerveau, sans s’altérer, et sans acquérir de nouvelles formes ; et le centième pensera peut-être ce qu’un autre a déjà pensé ; mais son génie, son imagination ne sera pas créatrice. C’est cet esprit créateur qui sait multiplier les idées, qui saisit les rapports entre des choses que l’homme inattentif n’aperçoit qu’à peine ; c’est cette force du bon sens qui fait, selon moi, la partie essentielle de l’homme de génie.

Ce talent précieux et rare
Ne saurait se communiquer :
La nature en paraît avare.
Autant que l’on a pu compter.
Tout un siècle elle se prépare
Lorsqu’elle nous le veut donner :
Mais vous le possédez. Voltaire ;
Et ce serait vous ennuyer
Qu’apprécier et calculer
L’héritage de votre père.

Trois sortes d’ouvrages me sont parvenus de votre plume, en six semaines de temps. Je m’imagine qu’il y a quelque part en France une société choisie de génies égaux et supérieurs, qui travaillent tous ensemble, et qui publient leurs ouvrages sous le nom de Voltaire[1] comme une autre société en publie sous le nom de Trévoux. Si cette supposition est sensée, je me fais trinitaire, et je commencerai à voir jour à ce mystère, que les chrétiens ont cru jusqu’à présent sans le comprendre.

Ce qui m’est parvenu de Mahomet me paraît excellent. Je ne saurais juger de la charpente de la pièce, faute de la connaître ; mais la versification est, à mon avis, pleine de force, et semée de ces portraits et caractères qui font faire fortune aux ouvrages d’esprit.

Vous n’avez pas besoin, mon cher Voltaire, de l’éloquence de M. de Valori ; vous êtes dans le cas qu’on ne saurait détruire ni augmenter votre réputation.

Vainement l’envieux, desséché de fureur,
L’ennemi des humains, qu’afflige leur bonheur,
Cet insecte rampant qui naît avec la gloire,
Dont le toucher impur salit souvent l’histoire,
Sur vos vers immortels répandant ses poisons.
De vos lauriers naissants retarde les moissons.

  1. Frédéric a déjà dit cela dans sa lettre du 3 février (n° 1053).