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tous les accidents qui peuvent arriver à un étranger inconnu m’a déterminé à ne confier l’ouvrage qu’à l’abbé Moussinot, qui aura l’honneur de vous le rendre.

On m’assure que l’auteur de cet ouvrage unique ne va point enterrer à Lisbonne les talents qu’il a pour conduire les hommes et pour les rendre heureux. Puisse-t-il rester à Paris, et puissè-je le retrouver dans un de ces postes où l’on a fait, jusqu’ici, tant de mal et si peu de bien ! Si je suivais mon goût, je vous jure bien que je ne remettrais les pieds dans Paris que quand je verrais M. d’Argenson à la place[1] de son père, et à la tête des belles-lettres.

La décadence du bon goût, le brigandage de la littérature, me font sentir que je suis né citoyen ; je suis au désespoir de voir une nation si aimable si prodigieusement gâtée. Figurez-vous, monsieur, que M. de Richelieu inspira au roi, il y a quatre ans, l’envie de voir la comédie de l’Héritier ridicule[2], et cela sur une prétendue anecdote de la cour de Louis XIV. On prétendait que le roi et Monsieur avaient fait jouer cette pièce deux fois en un jour. Je suis bien éloigné de croire ce fait ; mais ce que je sais bien, c’est que cette malheureuse comédie est un des plus plats et des plus impertinents ouvrages qu’on ait jamais barbouillés. Les comédiens français eurent tant de honte que Louis XV la leur demandât qu’ils refusèrent de la jouer. Enfin Louis XV a obtenu cette belle représentation des bateleurs de Compiègne ; lui et les siens s’y sont terriblement ennuyés. Qu’arrivera-t-il de là ? Que le roi, sur la foi de M. de Richelieu, croira que cette pièce est le chef-d’œuvre du théâtre, et que, par conséquent, le théâtre est la chose la plus méprisable.

Encore passe, si les gens qui se sont consacrés à l’étude n’étaient pas persécutés ; mais il est bien douloureux de se voir maîtrisé, foulé aux pieds par des hommes sans esprit, qui ne sont pas nés assurément pour commander, et qui se trouvent dans de très-belles places qu’ils déshonorent.

Heureusement il y a encore quelques âmes comme la vôtre ;

  1. Le marquis d’Argenson fut nommé, non pas garde des sceaux, mais ministre des affaires étrangères en 1744.
  2. Comédie en cinq actes, en vers, de Scarron(1649). On lit dans le rrDictionnaire des théâtresrr, par Antoine de Léris, que Louis XIV fit, dit-on, jouer cette pièce trois fois de suite, sans interruption, le même jour. Voici le treizième vers de l’Héritier ridicule ; il sort de la bouche d’une soubrette :
    Pour moi, je ne vais plus quasi que d’une fesse.