Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelle est donc cette Mme Lambert à qui je dois des compliments ? Vous me faites des amis des gens qui vous aiment ; je serai bientôt aimé de tout le monde.

Adieu. Mme du Châtelet vous estime, vous aime, vous n’en doutez pas. Nos cœurs sont à vous pour jamais ; elle vous a écrit comme moi à Charleville. Adieu ; je vous embrasse du meilleur de mon âme.


1178. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, 7 juillet.

Mon cher ami, j’ai reçu l’ingénieux Voyage du baron de Gangan[1], à l’instant de mon départ de Remusberg ; il m’a beaucoup amusé, ce voyageur céleste ; et j’ai remarqué en lui quelque satire et quelque malice qui lui donne beaucoup de ressemblance avec les habitants de notre globe, mais qu’il ménage si bien qu’on voit en lui un jugement plus mûr et une imagination plus vive qu’en tout autre être pensant. Il y a, dans ce Voyage, un article où je reconnais la tendresse et la prévention de mon ami en faveur de l’éditeur de la Henriade. Mais souffrez que je m’étonne qu’en un ouvrage où vous rabaissez la vanité ridicule des mortels, où vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d’appeler grand ; qu’en un ouvrage où vous abattez l’orgueil et la présomption, vous vouliez nourrir mon amour-propre, et fournir des arguments à la bonne opinion que je puis avoir de moi-même.

Tout ce que je puis me dire à ce sujet peut se réduire à ceci qu’un cœur pénétré d’amitié voit les objets d’une autre manière qu’un cœur insensible et indifférent.

J’espère que ma dernière lettre[2] vous sera parvenue en compagnie du vin de Hongrie. Votre séjour de Bruxelles n’accélèrera guère notre correspondance, durant quelque temps, car je pars incessamment pour un voyage aussi ennuyeux que fatigant. Nous parcourrons, en cinq semaines, plus de mille milles d’Allemagne ; nous passerons par des endroits peu habités, et qui me conviennent à peu près comme le pays des Gètes, qui servait d’exil à Ovide. Je vous prie de redoubler votre correspondance, car il ne faut pas moins que deux de vos lettres toutes les semaines pour me garantir d’un ennui insupportable.

Bruxelles et presque toute l’Allemagne se ressentent de leur ancienne barbarie ; les arts y sont peu en honneur, et par conséquent peu cultivés. Les nobles servent dans les troupes, ou, avec des études très-légères, ils entrent dans le barreau, où ils jugent, que c’est un plaisir. Les gentillâtres bien rentés vivent à la campagne, ou plutôt dans les bois, ce qui les rend aussi féroces que les animaux qu’ils poursuivent. La noblesse de ce pays-ci res-

  1. Voyez la lettre 1167, à laquelle celle-ci répond.
  2. La lettre 1171.