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déposé au greffe de la police ? Comment oserait-il s’avouer, dans ses feuilles, auteur d’un libelle infâme ? Et si, en effet, il est capable d’une pareille turpitude, comment pourrait-il désobéir aux ordres de M. Hérault, et nier dans ses feuilles un désaveu que M. Hérault lui ordonnait d’y insérer ?

Si vous êtes encore à Paris, monsieur, j’ose vous supplier d’en dire un mot.

Je me sers de l’adresse que vous m’avez donnée, dans l’incertitude où je suis de votre départ. Mme du Châtelet, entourée de devoirs, de procès, et de tout ce qui accompagne un établissement, a bien du regret de ne pouvoir vous écrire aujourd’hui, et vous marquer elle-même ce qu’elle pense de l’ouvrage et de l’auteur.

Adieu, monsieur, allez faire aimer les Français en Portugal, et laissez-moi l’espérance de revoir un homme qui fait tant d’honneur à la France. Un Anglais fit mettre sur son tombeau : ci-gît l’ami de philippe sidney ; permettez-moi que mon épitaphe soit : ci-gît l’ami du marquis d’argenson.

Voilà une charge qu’on n’a point avec de la finance, et que je mérite par le plus respectueux attachement et la plus haute estime.


1171. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 26 juin[1].

Mon cher ami, je souhaiterais beaucoup que votre étoile errante se fixât, car mon imagination déroutée ne sait plus de quel côté du Brabant elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvait une fois diriger vos pas du côté de notre solitude, j’emploierais assurément tous les secrets de l’astronomie pour arrêter son cours ; je me jetterais même dans l’astrologie ; j’apprendrais le grimoire, et je ferais des invocations à tous les dieux et à tous les diables, pour qu’ils ne vous permissent jamais de quitter ces contrées. Mais, mon cher Voltaire, Ulysse, malgré les enchantements de Circé, ne pensait qu’à sortir de cette île, où toutes les caresses de la déesse magicienne n’avaient pas tant de pouvoir sur son cœur que le souvenir de sa chère Pénélope. Il me paraît que vous seriez dans le cas d’Ulysse, et que le puissant souvenir de la belle Émilie et l’attraction de son cœur auraient sur vous un empire plus fort que mes dieux et mes démons. Il est juste que les nouvelles amitiés le cèdent aux anciennes ; je le cède donc à la marquise, toutefois à condition qu’elle maintiendra mes droits de second contre tous ceux qui voudraient me les disputer.

  1. La réponse de Voltaire est du 1er septembre 1739.