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héroïne nous a empêchés de profiter du voisinage. Son intention était bien de vous prier de la venir voir ; mais ce qui est différé est-il perdu ?

Parmi les fausses nouvelles dont on est inondé, il faut ranger la prétendue impression de ma prétendue histoire littéraire du siècle de Louis XIV. La vérité est que j’ai commencé, il y a plusieurs années, une histoire de ce siècle qui doit être le modèle des âges suivants ; mais mon projet embrasse tout ce qui s’est fait de grand et d’utile : c’est un tableau de tout le siècle, et non pas d’une partie.

Je vous enverrai le commencement[1], et vous jugerez du plan de mon ouvrage ; mais il faut des années pour qu’il soit en état de paraître. Ne croyez pas que dans cette histoire, ni dans aucun autre ouvrage, je marque du mépris pour Bayle et Descartes : je serais trop méprisable.

J’avoue, à la vérité, avec tous les vrais physiciens sans exception, avec les Newton, les Halley, les Keill, les S’Gravesande, les Musschenbroeck, les Boerhaave, etc., que la véritable philosophie expérimentale et celle du calcul ont absolument manqué à Descartes. Lisez sur cela une petite Lettre[2] que j’ai écrite à M. de Maupertuis, et que du Sauzet a imprimée. Il y a une grande différence entre le mérite d’un homme et celui de ses ouvrages. Descartes était infiniment supérieur à son siècle, j’entends au siècle de France, car il n’était pas supérieur aux Galilée, aux Kepler. Ce siècle-ci, enrichi des plus belles découvertes inconnues à Descartes, laisse la faible aurore de ce grand homme absorbée dans le jour que les Newton et d’autres ont fait luire. En un mot, estimons la personne de Descartes, cela est juste ; mais ne le lisons point : il nous égarerait en tout. Tous ses calculs sont faux, tout est faux chez lui, hors la sublime application qu’il a faite le premier de l’algèbre à la géométrie.

À l’égard de Bayle, ce serait une grande erreur de penser que je voulusse le rabaisser. On sait assez en France comment je pense sur ce génie facile, sur ce savant universel, sur ce dialecticien aussi profond qu’ingénieux.

Par le fougueux Jurieu Bayle persécuté
Sera des bons esprits à jamais respecté ;
Et le nom de Jurieu, son rival fanatique.
N’est aujourd’hui connu que par l’horreur publique.

  1. Qui parut la même année.
  2. C’est le n° 940.