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embrasse tendrement, et je vous aime trop pour mettre ici les formules de très-humble.


943. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Cirey, ce 20 octobre.

Quoique je sois en commerce avec Newton-Maupertuis et avec Descartes-Mairan, cela n’empêche pas que Quintilien-d’Olivet ne soit toujours dans mon cœur, et que je ne le regarde comme mon maître et mon ami. In domo patris mei[1] mansiones militas sunt, et je peux encore dire in domo mea. Je passe ma vie, mon cher abbé, avec une dame qui fait travailler trois cents ouvriers, qui entend Newton, Virgile et le Tasse, et qui ne dédaigne pas de jouer au piquet. Voilà l’exemple que je tâche de suivre, quoique de très-loin. Je vous avoue, mon cher maître, que je ne vois pas pourquoi l’étude de la physique écraserait les fleurs de la poésie. La vérité est-elle si malheureuse qu’elle ne puisse souffrir les ornements ? L’art de bien penser, de parler avec éloquence, de sentir vivement, et de s’exprimer de même,serait-il donc l’ennemi de la philosophie ? Non, sans doute, ce serait penser en barbare. Malebranche, dit-on, et Pascal, avaient l’esprit bouché pour les vers ; tant pis pour eux : je les regarde comme des hommes bien formés d’ailleurs, mais qui auraient le malheur de manquer d’un des cinq sens.

Je sais qu’on s’est étonné, et qu’on m’a même fait l’honneur de me haïr, de ce qu’ayant commencé par la poésie je m’étais ensuite attaché à l’histoire, et que je finissais par la philosophie. Mais, s’il vous plaît, que faisais-je au collège, quand vous aviez la bonté de former mon esprit ? Que me faisiez-vous lire et apprendre par cœur, à moi et aux autres ? des poètes, des historiens, des philosophes. Il est plaisant qu’on n’ose pas exiger de nous dans le monde ce qu’on a exigé dans le collège ; et qu’on n’ose pas attendre d’un esprit fait les mêmes choses auxquelles on exerça son enfance.

Je sais fort bien, et je sens encore mieux, que l’esprit de l’homme est très-borné ; mais c’est par cette raison-là même qu’il faut tâcher d’étendre les frontières de ce petit État, en combattant contre l’oisiveté et l’ignorance naturelle avec laquelle nous sommes nés. Je n’irai pas un jour faire le plan d’une tragédie et des expériences de physique ; sed omnia tempus

  1. Saint Jean, xiv, 11.