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les communiquez donc point à votre ingrate patrie ; traitez-la comme le soleil traite les Lapons. Que la vérité et la beauté de vos productions ne brillent donc que dans un endroit où l’auteur est estimé et vénéré, dans un pays enfin où il est permis de ne point être stupide, où l’on ose penser et où l’on ose tout dire.

Vous voyez bien que je parle de l’Angleterre. C’est là que j’ai trouvé convenable de faire graver la Henriade. Je ferai l’avant-propos[1], que je vous communiquerai avant que de le faire imprimer. Pine[2] composera les tailles-douces, et Knobelsdorff[3] les vignettes. On ne saurait assez honorer cet ouvrage, et on n’en peut assez estimer l’auteur respectable. La postérité m’aura l’obligation de la Henriade gravée, comme nous l’avons à ceux qui nous ont conservé l’Énéide, ou les ouvrages de Phidias et de Praxitèle.

Vous voulez donc que mon nom entre dans vos ouvrages. Vous faites comme le prophète Élie, qui, montant au ciel, à ce qu’en dit l’histoire, abandonna son manteau au prophète Elisée[4]. Vous voulez me faire participer à votre gloire. Mon nom sera comme ces cabanes qui se trouvent placées dans de belles situations : on les fréquente à cause des paysages qui les environnent.

Après avoir parlé de la Henriade et de son auteur, il faudrait s’arrêter et ne point parler d’autres ouvrages ; je dois cependant vous tenir compte de mes occupations.

C’est actuellement Machiavel qui me fournit de la besogne. Je travaille aux notes sur son Prince, et j’ai déjà commencé un ouvrage qui réfutera entièrement ses maximes, par l’opposition qui se trouve entre elles et la vertu, aussi bien qu’avec les véritables intérêts des princes. Il ne suffit point de montrer la vertu aux hommes, il faut encore faire agir les ressorts de l’intérêt, sans quoi il y en a très-peu qui soient portés à suivre la droite raison.

Je ne saurais vous dire le temps où je pourrai avoir rempli cette tâche, car beaucoup de dissipations me viendront à présent distraire de l’ouvrage. J’espère cependant, si ma santé le permet, et si mes autres occupations le souffrent, que je pourrai vous envoyer le manuscrit d’ici à trois mois. Nisus et Euryale attendront, s’il leur plaît, que Machiavel soit expédié. Je ne vas que l’allure de ces pauvres mortels qui cheminent tout doucement, et mes bras n’embrassent que peu de matière.

Ne vous imaginez pas, je vous prie, que tout le monde ait cent bras comme Voltaire-Briarée. Un de ses bras saisit la physique, tandis qu’un autre s’occupe avec la poésie, un autre avec l’histoire, et ainsi à l’infini. On

  1. Il porte le titre d’Éloge de la Henriade. Frédéric envoya cet Éloge à Voltaire avec sa lettre 1197.
  2. J. Pine, artiste anglais, après avoir gravé un Horace entier, qui parut de 1733 à 1737, en deux volumes in-8o, s’occupait de la gravure d’un Virgile. Les Bucoliques et les Géorgiques sont les seules parties qui aient été publiées par Robert Pine, son fils, en 1774. Quant à la Henriade, Frédéric, devenu roi, changea de dessein ; voyez les lettres 1249, 1265 et 1274.
  3. Voyez tome XXXIV, page 242.
  4. Rois, livre II, chap. ii, verset 13.