Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cier Votre Altesse royale, ni comment donner une adresse pour ce bon vin de Hongrie. Nous comptons partir au commencement de mai ; j’aurai l’honneur d’écrire à Votre Altesse royale dès que nous nous serons un peu orientés.

Comme il faut rendre compte de tout à son maître, il y a apparence qu’au retour des Pays-Bas nous songerons à nous fixer à Paris[1]. Mme du Châtelet vient d’acheter une maison bâtie par un des plus grands architectes de France, et peinte par Lebrun et par Lesueur : c’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe ; elle est heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout ; c’est ce qui fait qu’on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à bâtir et à orner ; je la regarde comme une seconde retraite, comme un second Cirey. Croyez, monseigneur, que les larmes coulent de mes yeux quand je songe que tout cela n’est pas dans les États de Marc-Aurèle-Fédéric. La nature s’est bien trompée en me faisant naître bourgeois de Paris. Mon corps seul y sera ; mon âme ne sera jamais qu’auprès d’Émilie et de l’adorable prince dont je serai à jamais, avec le plus profond respect, et, si Son Altesse royale le permet, avec tendresse, etc.


1136. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 15 avril.

J’ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites[2] de votre déplorable situation. Un ami à la distance de quelques centaines de lieues parait un homme assez inutile dans le monde ; mais je prétends faire un petit essai en votre faveur, dont j’espère que vous retirerez quelque utilité. Ah ! mon cher Voltaire, que ne puis-je vous offrir un asile, où assurément vous n’auriez rien de semblable à souffrir que le sont les chagrins que vous donne votre ingrate patrie ! Vous ne trouveriez chez moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats ; on saurait rendre justice à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort distingué parmi ses ouvrages.

Je voudrais pouvoir soulager l’amertume de votre condition ; je vous assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement. Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour établir une égalité de conditions[3] parmi tous les hommes, il vous fallait des revers

  1. Voltaire y passa seulement les mois de septembre et d’octobre 1739 ; mais Mme du Châtelet descendit alors à l’hôtel de Richelieu, et Voltaire à celui de Brie, rue Cloche-Perce, et non à l’hôtel Lambert, dont il est question ici. (Cl.)
  2. Dans la lettre du 1er février précédent.
  3. Allusion à l’Êpître (ou Discours) sur l’Égalité des conditions.